« Mon cher Arnaud,
J’ai bien reçu ta lettre et j’y réponds avec grand plaisir. Je veux d’abord
nous féliciter collectivement du succès des primaires. C’est un grand succès
pour tous les socialistes. Ensemble, depuis le Congrès de Reims, nous avons
reconstruit le Parti socialiste et nous l’avons doté d’un projet, ce qui était
le préalable à la réussite des primaires et de l'alternance. Tu sais combien
je voulais lier les primaires et le projet, toi qui as initié l’idée des
primaires avant même le Congrès de Reims. Tu as accepté la présidence de la
Convention nationale sur la Rénovation et je suis fière du travail que nous
avons accompli. Avec la rénovation, la mise en place des primaires, le
non-cumul des mandats, nous avons redonné sa fierté et sa force au Parti
socialiste, et nous avons bien servi la gauche et la démocratie française.
Parce qu’il a fallu vaincre de nombreux conservatismes, ces combats ont été
difficiles et je suis heureuse que nous les ayons menés ensemble, avec l’aide,
que je veux saluer, de Ségolène Royal.
La campagne des primaires et les débats que nous avons eus ont convaincu
les Français de venir voter massivement dimanche dernier. C’est dire combien,
loin des prévisions les plus pessimistes et des attaques de la droite, ils ont
intéressé les Français. Nous avons montré un Parti vivant, nourri par le débat
d’idées. La confrontation respectueuse des points de vue est féconde, là où la
volonté d’unanimisme à tout prix sur fond de divisions personnelles, qui a trop
longtemps prévalu à la tête du PS, stérilise la pensée et appauvrit les
projets.
Au terme de ces débats, le 1er tour a dégagé une majorité claire et forte
pour un changement profond porté par une gauche forte. Les électeurs ont dit
leur volonté d’une politique de sortie de crise par l’invention d’un nouveau
modèle économique, social et écologique. Ils ne se retrouvent pas dans une
politique d’aménagement du système actuel. La volonté de battre le Président
sortant est forte mais s’y ajoute une volonté de changer ce système qui a
failli, une envie d’espoir, l'envie d’une société plus respectueuse, plus
juste, où l’argent ne peut pas tout et où les solidarités sociales, locales et
républicaines sont reconstruites. On ne battra pas M. Sarkozy avec du flou,
mais avec de la clarté.
Cette aspiration majoritaire n'est pas une surprise pour moi. Elle conforte
le projet que j’ai présenté au pays durant la campagne. En 2012, la France ne
veut pas seulement une alternance : elle veut une alternative. C'est ma
conviction : si on change de présidence, c'est pour changer de politique. Je ne
suis pas moi, par exemple, favorable à ce que nous fassions voter une règle
d’or après les élections que nous avons refusée avant. De même que je ne
souhaite pas associer d’anciens ministres de M. Sarkozy aux futures
responsabilités. Nos électeurs ne s’y retrouveraient pas. La France ne s’en
sortirait pas. Je suis persuadée que doit émerger une gauche d’après crise,
porteuse d’un nouveau modèle qui associe les Français, un modèle plus viable, plus
équitable, plus durable.
Alors que le débat se poursuit entre les deux tours de nos primaires, je
souhaite répondre et réagir aux propositions que tu m'as transmises. Nos
valeurs sont communes, nos idées se renforcent : ta lettre me permet d'exposer
concrètement et politiquement ce que je crois essentiel.
Tu connais mon engagement à reprendre la main sur la finance. C’est un
préalable au nouveau modèle que nous devons bâtir : l’efficacité dans la
justice ! Les mesures que j’appelle de mes vœux n’ont pas changé tout au long
de cette campagne : recapitaliser les banques en faisant entrer l’Etat à leur
conseil d’administration et en leur imposant en contrepartie d’une part une
stricte limitation des bonus bancaires, d’autre part des obligations précises
de financement des entreprises et des ménages ; séparer les banques de dépôts
et les banques d’investissement, c’est essentiel pour protéger l’épargner des
Français ; interdire certaines pratiques spéculatives comme les ventes à
découvert ; plafonner les frais bancaires et mieux encadrer le crédit revolving
qui plonge dans le surendettement de nombreux ménages ; créer à l’échelle
européenne une taxe sur les transactions financières pour casser la
spéculation, faire porter le poids du remboursement de la dette au système
bancaire et non aux contribuables nationaux, mais aussi pour lancer des
programmes d’investissement ; mettre en œuvre une agence de notation publique
européenne ; interdire les relations des établissements financiers et bancaires
avec les paradis fiscaux et bancaires qui sont le trou noir de la finance
mondiale, ainsi qu'agir pour la suppression des paradis fiscaux à l'échelle
européenne et du G20.
En parallèle, nous devrons créer une Banque Publique Européenne, à partir
du Fonds de Stabilisation Financière, pour empêcher la spéculation contre les
dettes souveraines, et en France même, créer une Banque publique
d’investissement sous forme de fonds régionaux. La finance doit être mise au
service de l’économie et non l’inverse, et l'économie au service de l'humain.
Concernant le commerce international, tu sais le travail que j’ai mené au
sein de notre parti pour dépasser une forme de libre échangisme dogmatique qui
a trop longtemps prévalu dans nos orientations générales. Tu sais aussi que
j’ai tenu à convaincre nos partenaires européens de militer à nos côtés pour
une Europe qui protège son économie, ses industries et ses travailleurs. Le PSE
et le SPD ont repris à leur compte nos propositions pour réguler les échanges
et les rendre plus justes. C’est une avancée décisive, car, à l’évidence, nous
ne pourrons pas pratiquer cette politique tout seuls. Nous avons besoin de le
faire avec nos partenaires, à l’échelle de l’Europe. Aujourd’hui, une nouvelle
politique commerciale européenne fondée sur une réciprocité exigeante est
possible. C'est à l'Europe de la pratiquer sans attendre : nos intérêts en
seront renforcés dans la compétition mondiale et nos exigences mieux prises en
compte dans les négociations internationales. Europe ouverte, oui ; Europe offerte,
non.
Je suis pour l’égalité dans les échanges commerciaux. L’Europe devra
augmenter les droits de douane au niveau européen sur les produits ne
respectant pas les normes internationales en matière sociale, sanitaire ou
environnementale. Comment être de gauche sans être intransigeants sur le social
et l’environnement ? Elue présidente de la République, je proposerai à nos
partenaires européens de renforcer les clauses de sauvegarde et de réciprocité
visant à garantir la loyauté des échanges. Il n’est pas acceptable, par
exemple, que la Chine impose aux entreprises étrangères de produire localement
pour alimenter son marché alors que l’Europe ne se donne pas les moyens
d’obtenir la réciprocité : je ne me résigne pas à la fatalité des
délocalisations de nos industries hors d’Europe. Je n’accepte pas davantage que
nos marchés publics soient ouverts à des entreprises non européennes quand ceux
de la nationalité de ces entreprises ne le sont pas. L'Europe doit être active,
pas naïve. C'est tout le sens du combat pour la réindustrialisation que je n'ai
cessé de mener depuis que je suis à la tête du Parti socialiste.
Parmi les mesures que tu évoques, je suis favorable à un contrôle national
et européen de toute acquisition étrangère d’entreprises dont les technologies
mettent en cause notre souveraineté. Les Etats-Unis le font. Pourquoi pas nous
? En matière de délocalisation, le principe qui doit prévaloir est simple :
celui du délocaliseur payeur. Il s'agira, pour une entreprise qui réalise des
bénéfices et qui ferme un site rentable, de rembourser les aides publiques,
dépolluer le site et reclasser les salariés.
Quant aux entreprises qui déménagent l'outil de travail ou les brevets,
elles pourront être mises sous tutelle sur décision de la justice saisie par
les salariés. Je tiens aussi à préciser que la réindustrialisation de la France
réclame davantage qu’une politique strictement défensive. Nos emplois
industriels réclament une vraie stratégie de compétitivité-qualité: je souhaite
augmenter progressivement nos dépenses de R&D ; je souhaite relancer
l’investissement public national et européen dans les secteurs d’avenir ; je
souhaite que les PME et leurs capacités d'innovation soient réellement
soutenues par les grands groupes et naturellement par les banques ; j'entends
réorienter la fiscalité et l'épargne vers l'outil productif plutôt que vers la
finance et la rente.
A mes yeux, la vraie performance passe beaucoup par une sécurisation des
parcours professionnels pour réduire la précarité dans l'emploi, par la présence
des représentants des salariés dans les instances de décision des grandes
entreprises, ainsi que par la prévention des maladies professionnelles et
l'amélioration des conditions de travail Tu le vois, je plaide pour une
stratégie offensive et protectrice pour la France et pour l'Europe. En cela,
mon projet est porteur d'une vraie alternative qui lui permet aujourd'hui de
rassembler beaucoup de celles et ceux que le débat sur l'Europe en 2005 avait
divisés.
Concernant la transformation de notre économie, je suis fière d’avoir
affirmé au coeur de notre projet le besoin d’un nouveau modèle. Notre volonté
n’est pas seulement d’aménager ou d’humaniser le marché, mais bien de
transformer le modèle de production libéral capitaliste. Plutôt que la
financiarisation et la recherche du profit maximal à court terme, enrichissons
notre base productive par les valeurs et les méthodes des entreprises du
secteur mutualiste et coopératif. Nous les soutenons dans les Régions et les
Départements que la gauche dirige, mais l'actuel Gouvernement, hélas, les
ignore souvent quand il ne les méprise pas carrément.
J’ai eu aussi l’occasion, durant cette campagne, d'exprimer ma volonté de
développer et de soutenir l’économie sociale et solidaire, dont j’ai rencontré
de très nombreux acteurs. Il faudra leur faciliter l’accès à la commande
publique. De même, je me suis engagée à favoriser, en matière agricole, les
circuits locaux de l'agriculture paysanne et le renforcement des droits des
producteurs face à la grande distribution et ses marges abusives : les paysans
ne sont pas seulement des jardiniers du territoire, ils doivent pouvoir vivre
de leur travail et subvenir aux besoins de leurs familles. Cette transformation
sera d'abord sociale et écologique. Elle conduira la société française à
produire, à consommer, à se déplacer autrement. J'ai pris des engagements très
fermes sur la manière de conduire cette transition, à la fois en matière
énergétique, pour le logement et pour les transports.
Concernant la démocratie, tu sais les engagements clairs que j’ai pris sur
le non-cumul des mandats et des fonctions. J'ai souhaité, avec l'immense
majorité des militants socialistes, que ces règles soient applicables dès
maintenant et pour 2012 et sans attendre la loi qui doit venir ensuite. Je n'ignore
pas les résistances qui s'expriment encore aujourd'hui, mais sache bien que je
serai intransigeante sur ce point.
Au-delà, l’essentiel pour moi est de changer profondément la République.
Mon engagement est clair : je veux une nouvelle République qui mette fin à la
monarchie présidentielle anachronique de la Ve République. L'échec de
l'hyper-présidence Sarkozy nous montre, s'il en était besoin, la voie à ne pas
suivre.
Dans cette République, la mobilisation des citoyens sera l'une des
conditions des changements que nous voulons. Je sais comment l'action publique
peut être revivifiée par les budgets participatifs, les débats publics, les
référendum d'initiative populaire, mais aussi en associant loyalement,
effectivement, les réseaux associatifs, les mouvements de consommateurs, et en
ouvrant largement à tous les données publiques.
J'ajoute – car c'est pour moi un combat constant depuis vingt ans – que le
droit de vote aux élections locales sera étendu aux étrangers en situation
régulière sur le territoire national. Je veux une République exemplaire qui
combattra sans compromis ni compromissions les conflits d’intérêt –
renforcement des incompatibilités de fonctions, amélioration des contrôles,
surveillance accrue du lobbying – et qui sera sans merci contre la corruption
ici et ailleurs. Je défendrai le principe d'inéligibilité pour les élus
condamnés par la justice pour des faits de corruption. Et je réduirai de 30 %
la rémunération du chef de l’Etat comme celle des ministres.
Je veux une République équilibrée, avec un Président qui préside, un
Gouvernement qui gouverne et un Parlement capable de jouer pleinement son rôle
de contrôle. Le Conseil constitutionnel deviendra une véritable Cour
constitutionnelle, dont le mode de nomination sera revu. La nouvelle
République, c’est une justice pleinement indépendante. Beaucoup de magistrats
m'ont confortée dans ce choix.
Je ne transigerai pas avec l’indépendance du parquet que je réaliserai en
rendant la nomination des procureurs et le déroulement de leurs carrières
indépendants du pouvoir politique ; je mettrai fin par la loi aux instructions
individuelles qui ont été réintroduites par J. Chirac puis N. Sarkozy depuis
2002. De même, le statut pénal du chef de l'Etat et des ministres sera révisé
afin qu'ils répondent de leurs actes devant des juridictions de droit commun,
comme tout citoyen. J’abrogerai les dispositions choquantes du code pénal que
sont les peines planchers et la rétention de sûreté, et j’engagerai une
profonde réforme du code de procédure pénale. Je maintiendrai la spécificité de
la justice des mineurs. Je rendrai la justice et la défense accessibles à tous,
notamment par une revalorisation de l’aide juridictionnelle.
La nouvelle République, c’est aussi le pluralisme des médias. Il faut en
finir avec cette spécificité française qui voit les principaux médias écrits et
audiovisuels appartenir à des groupes de l'armement ou des travaux publics qui
vivent de la commande publique. J'imposerai par la loi des règles
anti-concentration pour consacrer l’indépendance des rédactions. Ces
engagements exigeront des modifications législatives et constitutionnelles
profondes que je soumettrai aux Français par référendum. Nous procéderons à la
révision la plus importante de notre loi fondamentale depuis son établissement
par le Général de Gaulle et Michel Debré. Nous ferons entrer notre République
dans le XXIe siècle.
Dès 2012, je tiens aussi à le rappeler, il ne faudra pas attendre les
modifications constitutionnelles pour s’attaquer concrètement aux problèmes des
Français. Le vote de dimanche dernier a confirmé la grande aspiration des
Français à plus de justice sociale. Il faudra refonder notre système éducatif,
rétablir l’accès à la santé pour tous, rendre effectif le droit au logement,
garantir le droit à une retraite décente et l’âge légal de départ à 60 ans,
permettre la revalorisation des salaires et notamment du SMIC, agir pour le
pouvoir d’achat en encadrant certains prix et revoyant la tarification des
biens essentiels comme l’eau et l’énergie.
Cette réponse que je t'adresse confirme et approfondit la Lettre que j'ai
écrite aux Français en août dernier. J'y disais notamment : «En Europe comme en
France, nous savons bien que la crise n’est pas ponctuelle. Il ne suffira pas
d’éteindre des incendies, toujours plus coûteux, mais bien d’être les
architectes d’un nouveau modèle de développement économique, social et
durable».
Depuis des mois et des semaines, je fais une campagne de propositions, pas
de communication ni de clientélisme. Je resterai constante, fidèle à ce que je
suis et à ce que j’ai dit aux Français. C’est cela aussi la morale en
politique. Tu seras d’accord avec moi pour dire que la première rénovation en
politique, c’est de défendre ses idées devant ses électeurs et de respecter le
mandat que l’on a reçu d’eux.
Sur cette base claire et ambitieuse, je souhaite qu'ensemble, nous
puissions continuer pour la France en 2012 le travail que nous avons déjà
accompli depuis 2008. Nos convergences ne sont pas de façade ou de
circonstance. Tu peux compter sur moi et j’espère pouvoir compter sur toi. Nos
électeurs nous regardent : dimanche, je ne doute pas qu’ils feront le choix
d’un vrai changement et d’une gauche forte.
Bien amicalement à toi,
Martine Aubry
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