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Les votations suisses expriment des photos fugaces de l'opinion. Pas des opinions. |
J’espère que les éditeurs de Libération ne verront pas malice après que je
reproduis ci-dessous, une tribune parue dans le quotidien de ce matin. Le texte
de Corine Pelluchon correspond en tous points à ce que je pense du référendum
et de l’usage qui en est fait par les politiques. Si j’exclue Marine Le Pen,
dont les objectifs sont trop clairs, J’invite Jean-Luc Mélenchon dont l’attachement
à la République n’est plus à démontrer, à lire avec attention ce texte plus
important qu’il y paraît. Même Sarkozy devrait s’en inspirer…à moins que son
absence de scrupules le rende insensible aux arguments de la raison.
« Répondre par «oui» ou «non» à une question réductrice ne conforte pas la démocratie
qui doit être reconstruite.
Contre celles et ceux qui estiment qu’il faut accepter comme étant démocratiques
les résultats du référendum ayant eu lieu au Royaume-Uni, mais aussi à
Notre-Dame-des-Landes, je voudrais apporter un démenti fondé sur certains
arguments. Si je déplore, dans les deux cas, les résultats de ces deux référendums,
j’aimerais me concentrer ici sur la légitimité démocratique de ce procédé et
sur sa pertinence quand il s’agit de statuer sur des questions touchant la
destruction irréversible d’un écosystème et l’avenir d’un pays.
Le premier argument concerne le sens politique accordé au référendum. On
parle de vote, mais il s’agit plutôt d’un sondage auquel les individus sont
appelés à réagir par «oui» ou par «non». Je dis bien : «réagir». Certes, les
différents camps ont fait campagne afin de défendre leurs positions. Cependant,
un référendum invite à une simplification des enjeux : on est «pour» ou «contre»
un projet. Alors qu’une campagne électorale est cristallisée autour de
personnalités incarnant un programme qui présente, même de manière sommaire,
quelques idées ou propositions, et que l’élection d’un représentant le crédite,
du moins au départ, de sa capacité à s’adapter aux situations imprévisibles et
au contexte, le référendum fige la décision en amont et en aval. En amont,
les individus n’ont pas eu à réfléchir aux conséquences multiples de leur choix
ni à décentrer leur point de vue pour imaginer ce que pourraient être le point
de vue et les intérêts des autres. En aval, parce qu’une fois que les résultats
du référendum sont connus, il n’y a plus d’adaptation possible au contexte et
plus de négociation, du moins pour ceux qui croient qu’il faut se soumettre à
ce verdict.
Cela est très clair au Royaume-Uni. Or, celles et ceux qui ont voté pour la
sortie de l’Europe ont des enfants et des petits-enfants. Mais, parce que le référendum
est un procédé qui pousse à la réaction, et non à la délibération, ils n’ont
pas pesé le pour et le contre, ni n’ont intégré dans leur jugement le bien
commun, celui du pays et, en particulier, des jeunes.
Ainsi, le référendum est le contraire de la délibération. Celles et ceux
qui jugent qu’il est démocratique d’accepter les résultats de la majorité confondent
le référendum et le vote, prouvant leur méconnaissance de la démocratie délibérative.
Or, celle-ci est la chance d’une reconstruction de la démocratie et le
contrepoids indispensable à ce mélange entre démagogie et autoritarisme qui
caractérise notre époque. Elle suppose que l’on se donne le temps de présenter
une argumentation de qualité qui peut refléter les controverses sur un sujet,
mais n’est jamais soluble dans des clichés. De même, la démocratie délibérative
s’adresse à l’intelligence des citoyens et à leur sens de l’intérêt général, et
elle les encourage.
Penser que le référendum est le lieu d’expression de la souveraineté
populaire, c’est ignorer le sens même du terme «souveraineté populaire» et l’idée
selon laquelle le peuple est à la fois le sujet et l’objet des lois, celui qui
s’y soumet et celui qui contribue à leur élaboration, de manière directe (comme
chez Rousseau) ou indirecte (comme dans la démocratie parlementaire). La
souveraineté populaire renvoie aussi, en chacun de nous, à une dualité, puisque
nous sommes des êtres de passion et des êtres de raison, des êtres égoïstes
visant leur intérêt particulier et des êtres capables d’appréhender ce qui est
universel ou universalisable, et même de comprendre que leur intérêt bien
compris n’est pas séparable de l’intérêt général et du souci du long terme.
Le référendum est, au contraire, un procédé qui flatte ce qu’il y a
de particulier et de corporatiste en chacun de nous. Il favorise l’expression
des impulsions immédiates et du ressentiment. Dans ce jeu, les passions priment
toujours sur les intérêts, ce qui divise sur ce qui unit, ce qui rompt et détruit
sur ce qui réconcilie et construit, ce qui est immédiat sur le souci du long
terme.
Non seulement ces deux référendums révèlent le manque de sens politique des
décideurs, mais de plus leurs résultats trahissent l’oubli de la jeunesse et l’incapacité
à opérer la transition vers un autre modèle de développement. Car il est une
question qu’il faut se poser et qui est double, voire triple : à qui profite le
système économique fondé sur l’extraction fossile, et donc sur la production et
la consommation qui s’ensuivent ? A la majorité ou à une minorité ? Si nous
passions à un autre modèle, est-ce que la population mondiale et les pauvres en France,
et ailleurs, en souffriraient ? N’y aurait-il pas là une occasion de redéfinir
les richesses et même d’en créer, en misant sur les énergies renouvelables, la
relocalisation de l’industrie, du travail, sur les alternatives à l’alimentation
carnée, etc. ? Ces questions et ces pistes de réflexion ne peuvent pas être
abordées ni développées dans le cas d’une campagne précédant un référendum.
Or, s’il y a deux thèmes qui devraient être au cœur de la politique, en
France et partout dans le monde, ce sont bien : 1) la transition vers un modèle
de développement moins gourmand en énergies fossiles, plus respectueux des
humains et des animaux et de leurs milieux, susceptible de créer de nouvelles
richesses, dont certaines ne se réduisent pas à la croissance telle qu’elle est
encore définie aujourd’hui. 2) la jeunesse. Qu’est-ce qu’une civilisation
qui ne fait rien pour les jeunes ? Qu’est-ce qu’une démocratie qui étouffe la
voix des jeunes qui osent dire qu’ils veulent un autre modèle de développement
que celui que nous subissons, lié au capitalisme fossile, destructeur de la
Terre et de ses habitants ? »
Dernier ouvrage paru : les
Nourritures. Philosophie du corps politique, Le Seuil, 2015.