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Pierre Meneès France à son bureau de la mairie de Louviers. |
Un ami de Françoise Chapron, vient de lui
adresser ce texte (d'ailleurs repris par Edwy Plenel dans Mediapart) s’appuyant sur un
discours que prononça Pierre Mendès France avant la signature du traité de Rome
en 1957. Prophétique.
« À bientôt soixante ans de distance, ce
discours oublié semble une mise en garde prophétique,
tant Mendès France y met en évidence les vices originels d’un marché économique
commun qui, politiquement, ne pouvait que produire un éloignement progressif
des peuples de l’idéal européen. Mendès France, qui sera parmi les 207 voix
contre la poursuite des négociations sur l’élaboration du Traité (322 pour, 30
abstentions), n’hésite pas en effet à affirmer que ce projet « est basé
sur le libéralisme classique du XIXe
siècle » et à y voir, si la politique économique de
la France devait lui être soumise, « l’abdication d’une
démocratie ».
Autrement dit, pour Mendès France qui,
pourtant, prenait l’économie au sérieux, celle-ci ne pouvait être l’absolu
d’une politique. Ou, plutôt, la politique, comme bien commun, délibération
permanente et confiance partagée, ne pouvait s’y dissoudre, sauf à perdre en
route la démocratie elle-même, son idéal et sa vitalité. Écoutons donc ce
Cassandre, fort lucide et toujours jeune, qui, déjà, plaide au nom d’une forte
exigence sociale et, surtout, prédit l’engrenage fatal d’une pédagogie
anti-démocratique de la future Union européenne.
« L’harmonisation doit se faire dans le
sens du progrès social, affirme le député Mendès France,
dans le sens du relèvement parallèle des avantages sociaux et non pas, comme
les gouvernements français le redoutent depuis si longtemps, au profit des pays
les plus conservateurs et au détriment des pays socialement les plus
avancés. »
« Mes chers collègues, poursuit
Mendès France, il m’est arrivé souvent de recommander plus de rigueur dans
notre gestion économique. Mais je ne suis pas résigné, je vous l’avoue, à en
faire juge un aréopage européen dans lequel règne un esprit qui est loin d’être
le nôtre. Sur ce point, je mets le gouvernement en garde : nous ne pouvons
pas nous laisser dépouiller de notre liberté de décision dans des matières qui
touchent d’aussi près notre conception même du progrès et de la justice
sociale ; les suites peuvent en être trop graves du point de vue social
comme du point de vue politique.
« Prenons-y bien garde aussi : le
mécanisme une fois mis en marche, nous ne pourrons plus l’arrêter. (…) Nous ne
pourrons plus nous dégager. Nous serons entièrement assujettis aux décisions de
l’autorité supranationale devant laquelle, si notre situation est trop
mauvaise, nous serons condamnés à venir quémander des dérogations et des
exemptions, qu’elle ne nous accordera pas, soyez-en assurés, sans contreparties
et sans conditions. »
À la lecture de ces anciennes paroles, Mendès
France prend soudain stature de devin tragique, anticipant ce que ses
contemporains ne voient pas, parce qu’ils sont aveugles ou parce qu’ils s’aveuglent.
Car c’est peu dire que la suite, notamment celle vécue ces trente dernières
années par des gouvernements de gauche, élus sur des promesses sociales
alternatives, aura donné raison à cette prophétie.
À la fin de son discours, Mendès France
souligne le cœur du désaccord : ce projet de marché commun, résume-t-il, « est
basé sur le libéralisme classique du XIXe
siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les
problèmes ». Autrement dit, un libéralisme économique
qui ruine tout libéralisme politique, imposant la loi d’airain de la
concurrence à la vie sociale, au détriment des solidarités collectives et des
libertés individuelles.
« L’abdication d’une démocratie peut
prendre deux formes, conclut Mendès France, soit
le recours à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un
homme providentiel, soit la délégation de ces pouvoirs à une autorité
extérieure, laquelle, au nom de la technique, exercera en réalité la puissance
politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une
politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement “une politique”, au sens
le plus large du mot, nationale et internationale. »
« Dire cela,
ajoutait Pierre Mendès France, ce n’est pas être hostile à l’édification de
l’Europe, mais c’est ne pas vouloir que l’entreprise se traduise, demain, par une déception terrible pour notre
pays, après un grand et bel espoir, par le sentiment qu’il en serait la victime
et, tout d’abord, ses éléments déjà les plus défavorisés. »
Faute de l’avoir écouté, nous vivons aujourd’hui ces temps de « déception
terrible » prédits par Mendès France.