Benjamin Stora à Louviers lors du séminaire organisé par l'Institut Mendès France. Il avait évoqué « Pierre Mendès France et la guerre d'Algérie » (photo JCH)
J'ai trouvé cet article de Benjamin Stora sur le site de la Ligue des Droits de l'homme de Toulon, écrit par un historien émérite, il me va bien.
« Pour une grande partie des Algériens, Camus reste l’homme du déchirement, de l’exil, de l’amour contrarié pour sa terre natale. Du déchirement, entre Européens et Algériens musulmans lorsque s’amplifie la Guerre d’indépendance, laissant deviner une issue de séparation. De l’exil, intérieur, lorsque Camus se sent incompris par une grande partie de l’intelligentsia métropolitaine, le voyant comme un « homme du Sud », incapable de rationalité sur ce drame colonial. De l’amour contrarié, car les Algériens lui reprochent d’avoir vu l’indigène comme un figurant dans un décor de carte postale, de les reléguer comme des étrangers dans leur propre pays. Une grande ambivalence persiste donc à propos de Camus. D’un côté, il y a l’homme qui sait évoquer l’Algérie, connaît sa singularité et sa sensualité ; de l’autre, il y a l’homme qui n’a pas su donner toute sa place aux Algériens, parce que lui-même prisonnier des stéréotypes coloniaux.
Camus a aussi fait débat en France. Il y a longtemps connu une phase de mise au secret de ses actions politiques, visées idéologiques, cheminements littéraires. Dans les années 1970, il était considéré comme un philosophe trop sage dans le tourbillon des idéologies tiers mondistes et révolutionnaires. Son grand rival, Sartre, tenait alors le haut du pavé. La suite est connue... La fin du communisme stalinien, contre lequel Camus s’est toujours battu ; la renaissance des espérances démocratiques et la crise des systèmes de parti unique dans les pays décolonisés. Camus s’est d’ailleurs toujours prononcé pour la pluralité des partis politiques algériens durant la guerre. Il est l’homme de la complexité, du refus du manichéisme, d’une appartenance au camp de la gauche dans une posture non dogmatique. Il nous sert donc à repenser aujourd’hui le monde colonial, mélange de ségrégation raciale et de contacts, de circulation et de séparation entre les communautés.
L’exil, la violence, l’Algérie
Camus est universel, parce qu’il parle du sort difficile de l’individu, et pas des communautés. Le public ne lui donne pas ce statut d’écrivain du sud, mais se sent touché par sa démarche d’homme seul qui marche de côté, tente d’exister là où l’on ne l’attend pas. Une grande partie de l’œuvre d’Albert Camus est habitée, hantée, irriguée par l’histoire cruelle et compliquée qui emportera l’Algérie française. Ses écrits rendent un son familier dans le paysage politique et intellectuel d’aujourd’hui. A la fois terriblement pied-noir, et terriblement algérien, il adopte cette position de proximité et de distance, de familiarité et d’étrangeté avec la terre d’Algérie qui dit une condition de l’homme moderne : une sorte d’exil chez soi, au plus proche. La sensation de se vivre avec des racines, et de n’être ni d’ici, ni de là. Lorsqu’on le voit être un étranger chez lui, avec cette présence énigmatique, fantomatique, lointaine des « indigènes » simples figurants fondus dans un décor colonial, cela signale aussi une étrangeté au pays, et à soi-même. Camus est, pour moi, d’abord notre contemporain pour ce rapport très particulier d’étrangeté au monde.
Camus est représentatif d’un débat qui dure encore. Il est l’emblème de la pluralité des sens de l’histoire, des bifurcations possibles d’une Algérie plurielle. Dans le cours de la guerre d’indépendance algérienne, la manière de penser de Camus reste d’actualité. Sa démarche peut intéresser les jeunes Algériens d’aujourd’hui, tout comme l’Algérie a intérêt à se réapproprier toute sa richesse intérieure à travers les courants divers du nationalisme algérien. Camus est aussi celui qui cherche, fouille dans les plis de sa mémoire les commencements d’une tragédie, d’une guerre, et décide de n’être pas prisonnier des deux communautés qui se déchirent. Il sera donc un « traître » pour les deux camps. A l’intersection de deux points de vue, ceux qui veulent se réapproprier une terre qui est la leur à l’origine, les Algériens musulmans, et ceux qui considèrent que cette terre leur appartient désormais, les Français d’Algérie, Albert Camus annonce ce que peut être la position d’un intellectuel : dans l’implication passionnée, ne pas renoncer à la probité, dans l’engagement sincère, se montrer lucide. Ses Chroniques algériennes (1939-1958) révèlent ce regard critique et subtil.
Albert Camus est celui qui refuse l’esprit de système et introduit dans l’acte politique le sentiment d’humanité. A ceux qui croient que seule la violence est la grande accoucheuse de l’histoire, il dit que le crime d’hier ne peut autoriser, justifier le crime d’aujourd’hui. Dans son appel pour une Trêve civile, préparée secrètement avec le dirigeant algérien du FLN Abane Ramdane, il écrit en janvier 1956 : « Quelles que soient les origines anciennes et profondes de la tragédie algérienne, un fait demeure : aucune cause ne justifie la mort de l’innocent ». Il pense que la terreur contre des civils n’est pas une arme politique ordinaire, mais détruit à terme le champ politique réel. Dans Les Justes, il fait dire à l’un de ses personnages : « J’ai accepté de tuer pour renverser le despotisme. Mais derrière ce que tu dis, je vois s’annoncer un despotisme, qui, s’il s’installe jamais, fera de moi un assassin alors que j’essaie d’être un justicier ». Tout ce débat, très actuel, sur la violence, l’étrangeté, l’exil peut aboutir à un enrichissement historique.
31 Décembre 2009
Benjamin Stora
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