Cyril Buffet, ancien assistant
parlementaire de François Loncle et de Jack Lang, docteur en relations
internationales et en histoire germanique, récemment invité par la Société d’études
diverses de Louviers pour évoquer la chute du mur de Berlin a publié le 9 novembre
dans le journal La Croix une tribune libre faisant le point sur la situation de l’Allemagne d’aujourd’hui.
Cette tribune exprime le point de vue d’un homme libre, curieux observateur de
l’Allemagne réunifiée, particulièrement bien documenté et informé pour exprimer
sa « vision » d’un pays qu’il apprécie et où il a passé une grande partie de sa
vie d’étudiant et où il séjourne régulièrement. J’ai sollicité de Cyril Buffet l’autorisation de publier sur ce
blog cette tribune, ce qu’il accepté avec élégance. Je l’en remercie.
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Cyril Buffet. ©JCH |
« Nous sommes un
peuple » criaient à l’automne
1989 les manifestants est-allemands, aspirant à la fin de la division de l’Allemagne.
Trente ans plus tard, la réunification est-elle réalisée ? Au contraire des célébrations antérieures, le débat
public ne tourne plus guère sur le Mur ou sur la RDA. Il se focalise sur l’évolution
du pays depuis trois décennies, se demandant si le processus de « l’unité intérieure » est un succès ou un échec.
Les résultats électoraux depuis deux ans laissent croire à la persistance d’une
forte distinction entre l’Est et l’Ouest de la République fédérale. Lors du
dernier scrutin national, l’AfD a envoyé plus de 90 députés au Bundestag,
devenant la troisième force politique du pays. Ce parti est surtout implanté
dans les nouveaux Länder où il a remporté de gros succès lors des élections régionales de
cet automne, puisqu’il a réuni de 23 à 27 % des suffrages en Saxe, au Brandebourg et en Thuringe.
L’AfD s’est imposée comme un mouvement protestataire, xénophobe et
nationaliste. Elle s’affiche surtout comme un parti identitaire est-allemand.
Elle attire une population frustrée qui se sent abandonnée par l’État et les
partis gouvernementaux mais aussi « colonisée » par l’Ouest.
« Des citoyens de seconde
classe »
Ses électeurs ont l’impression de vivre dans des régions marginalisées que
les jeunes quittent, où la natalité recule, dont la population vieillit. Ils
estiment que de fortes inégalités territoriales subsistent entre l’Est et l’Ouest
et que la réunification s’est soldée pour eux par un déclassement social : ils ne cessent de répéter que « les Allemands de l’Est sont des citoyens de seconde
classe ».
Mais ce n’est pas tant un « mur dans les têtes » qui sépare les Allemands qu’un fossé d’incompréhension mutuelle. À leurs
compatriotes de l’Est qui se présentent en victimes, les Allemands de l’Ouest
leur reprochent leur ingratitude, leur rappelant les 260 milliards d’euros
transférés dans les nouveaux Länder au titre du Pacte de solidarité. Après la chute du Mur, la motivation
principale des Allemands de l’Est était, selon l’historien Jürgen Reiche, de
vouloir rapidement « vivre comme à l’Ouest ». Dans cette optique, ils votèrent massivement pour l’Union chrétienne-démocrate
(CDU) qui précipitait le mouvement unitaire.
La réunification s’est opérée sur une double illusion. Les Allemands de l’Ouest
ont pensé que le processus ne leur coûterait rien et les Allemands de l’Est ont
cru à la promesse d’Helmut Kohl de créer des « paysages florissants ». Les premiers ont payé et les seconds ont souffert.
Au contraire de la plupart des ménages ouest-allemands dont la vie a continué
comme avant, l’existence de très nombreuses familles est-allemandes a été complètement
bouleversée. À la suite des privatisations, le tissu industriel périclita,
provoquant un chômage de masse qui frappa durement une population qui ne l’avait
jamais connu.
Le retard économique a été rattrapé
Ce traumatisme a profondément marqué la psychologie des Allemands de l’Est,
d’autant qu’ils eurent le sentiment d’être dépossédés de leur destin puisque s’opéra,
dans les années 1990, « un transfert d’élites de l’Ouest vers l’Est ». D’après le quotidien berlinois Der Tagesspiegel, seulement cinq des 196 directeurs des 30 plus grandes entreprises
allemandes proviennent de l’Est et seulement 6 % des juges de haut rang. Cette situation a nourri le mécontentement.
Pourtant, l’Est a largement rattrapé son retard économique. L’économiste
Oliver Holtemöller évoque même « une performance sensationnelle ». En matière d’infrastructures, les disparités sont désormais minimes entre
les anciens et les nouveaux Länder qui disposent du même niveau d’équipements
(garderies, écoles, routes, voies ferrées, établissements culturels…) et de
salaires presque équivalents. Le chômage a reculé : alors que la moyenne nationale se situe à 4,8 %, il atteint 5 % en Thuringe. Dresde, Iéna, Leipzig et la région Teltow-Fläming se sont développés
en nouveaux centres dynamiques.
Néanmoins, des différences perdurent. Hormis Berlin, l’Est manque de métropoles
attractives comparables à Munich, Francfort ou Stuttgart. Les grandes
entreprises innovantes y sont absentes et aucune des 30 plus importantes sociétés
allemandes n’a son siège à l’Est. La productivité y reste inférieure, représentant
80 % de celle de l’Ouest.
Mais il y a 30 ans, elle n’était que de 30 % !
Prendre en compte le vécu
est-allemand
En fait, la ligne de séparation ne court plus tant entre l’Est et l’Ouest
qu’entre régions décrochées et régions prospères, entre villes et campagnes.
Les inégalités territoriales ne concernent pas seulement les nouveaux Länder,
mais également la Sarre, la Ruhr et Brème où le chômage s’élève à 10 %.
Depuis 1990, les pouvoirs publics se sont principalement souciés de
solidarité économique ; ils ne sont guère préoccupés de comprendre les profondes mutations
socioculturelles survenues à l’Est. Une nouvelle approche est nécessaire pour
renforcer la cohésion nationale. Il convient de prendre en considération le vécu
est-allemand depuis la chute du Mur, de l’inscrire dans la conscience
collective. C’est un enjeu essentiel.
Il en va même de la stabilité de la République fédérale. En effet, la
population est-allemande se montre réservée à l’égard du système démocratique.
Selon une récente étude de l’Institut Allensbach, seulement 42 % des Allemands de l’Est considèrent la démocratie
comme le meilleur régime politique, contre 77 % à l’Ouest.
Le gouvernement fédéral semble avoir retenu la leçon puisqu’il a mis en
place une commission chargée d’établir « des conditions de vie équivalentes », en luttant notamment contre la désertification de certaines régions. L’anniversaire
de la chute du Mur a, en tout cas, mis en valeur la nécessité de partager les
expériences vécues de part et d’autre de l’Elbe, de réconcilier les mémoires
allemandes. C’est à cette condition que l’Allemagne sera finalement un pays,
sinon uni, tout au moins unifié.