Water Makes Money |
Hier 14 février 2013, à 13h30 au Palais de Justice
de Paris, s’est ouvert le procès en diffamation intenté par le groupe Veolia à
l’encontre de Jean-Luc Touly pour ses propos dans le film "Water Makes
Money". L’occasion d’un combat à fronts multiples pour les militants
écologistes. Par Barnabé Binctin (Reporterre)
« Pour cette Saint-Valentin 2013, c’est donc devant
la 17e chambre correctionnelle de Paris que Veolia et Jean-Luc Touly
célèbreront leur amour respectif, un amour vieux de plusieurs années et de
quelques précédents judiciaires. Licencié en 2006, Jean-Luc Touly -
ancien cadre CGT chez Veolia - est réintégré au sein du groupe en septembre
2010, sur décision prud’hommale. Depuis, le film "Water Makes
Money", au sein duquel Jean-Luc Touly dénonce les pratiques occultes
du groupe, a largement ravivé la flamme et donne l’occasion de nouvelles
déclarations publiques.
Le combat judiciaire qui s’est ouvert en première
instance est ce que l’on pourrait appeler un procès-prétexte. Un prétexte
d’abord pour Veolia, à travers ses chefs d’accusation. Le groupe n’attaque ni
les réalisateurs, ni les producteurs, ni même les médias qui diffusent le film "Water
Makes Money".
D’aucuns les considèreraient pourtant comme les
principaux responsables de l’existence, du contenu et de la visibilité du film.
Après une première plainte contre X, Veolia poursuit donc un "petit"
protagoniste du film — les trois interventions de Jean-Luc Touly dans le film
représentent environ 40 secondes en cumulé — et l’association La Mare aux
canards, le distributeur français du film. Des brebis largement à la portée du
loup.
« Veolia n’a pas pu empêcher le film et fait
très attention à son image. Il était trop risqué de mettre en cause directement
les responsables ; dès lors nous représentions un fusible idéal pour
s’attaquer au film sans le nommer » explique sereinement Jean-Luc
Touly.
Danièle Mitterrand avec Jean-Luc Touly. (photo JCH) |
En Allemagne, d’où sont originaires les
réalisateurs et une bonne partie de la production, la filiale allemande de
Veolia a, elle, refusé de porter plainte, considérant que la procédure ne
ferait qu’aggraver les nuisances... Jean-Luc Touly est lucide sur la
situation : « ils veulent surtout éviter d’être accusés de
censure. Ce procès est un moyen habile pour eux de faire pression. C’est le
tarif minimum ».
Un procès utilisé comme tribune politique
Si ce procès est plus un prétexte pour les
plaignants, il le devient également pour les inculpés. « Je suis ravi
car cela va être l’occasion de remettre des problématiques en lumière,
notamment celle de la politique de l’eau. A la veille des municipales, les
enjeux sont énormes. Pour moi, ce n’est pas seulement un procès, c’est aussi
une tribune politique » poursuit Jean-Luc Touly.
Pour l’écologie politique et ses militants de la
société civile, ce procès est ainsi un prétexte à mobilisation autour de trois
thèmes principaux.
• Remettre la gestion de l’eau au coeur des débats :
Le film "Water Makes Money" dénonce avant tout la
privatisation des services publics de l’eau. Il montre ainsi comment des
multinationales, comme Veolia et d’autres, gèrent aujourd’hui ces services
publics, n’hésitant pas parfois à augmenter les prix à la consommation tout en
diminuant l’entretien des réseaux pour accroître leurs profits.
Pour Jean-Luc Touly, fervent défenseur d’une
gestion publique de l’eau, le sujet est capital : « Nous
travaillons à faire revenir les municipalités dans les régies collectives, mais
on fait face à la force des lobbys qui ont réussi à influencer quelques
décideurs. L’eau est au cœur d’enjeux industrialo-politiques importants ».
Conseiller Régional d’Ile-de-France pour Europe
Ecologie-Les Verts, il reconnaît bien volontiers l’absence d’implication sur
cette question : « Il y a un désintérêt général autour de l’eau.
Le sujet n’est pas pris à bras-le-corps par nos dirigeants, les médias et les
partis politiques sont inexistants sur ces enjeux. Quand on voit qu’il n’y a
quasiment rien sur l’eau dans le programme d’Eva Joly, ça en dit long sur
l’état de la question... ».
• Défendre la liberté d’expression
Veolia intente ce procès en diffamation car il
conteste deux affirmations de Jean-Luc Touly dans le film. La première dénonce
une proposition d’un million d’euro que lui aurait fait le groupe afin que
l’homme se taise. A l’époque, Jean-Luc Touly s’apprêtait à sortir son livre "L’eau
des multinationales : les vérités inavouables" et la somme
d’argent visait à l’en dissuader.
« Il n’y a pas de témoins, c’est parole contre
parole » concède-t-il. L’autre passage au cœur du litige
concerne l’utilisation du mot "corruption". « C’est
normal que cela dérange. Je suis le seul salarié d’une multinationale d’eau qui
dénonce ça... ». Derrière le débat sur la véracité ou non des propos,
c’est l’idée de liberté d’expression dans sa globalité qui est en jeu.
Qui peut relater des trafics d’influence et des
procédures occultes qui décident de l’attribution des marchés publics ?
Jean-Luc Touly précise : « Veolia utilise une stratégie de
victimisation, pour contourner le débat. Bien sûr que c’est un film à charge,
mais on ne fait pas cabale contre Veolia spécifiquement ! ».
D’autres ont également par le passé engagé des
poursuites à l’encontre de documentaires compromettants, comme Suez contre "Flow,
for love of Water", documentaire canadien sur le même thème. Comme si
les grands groupes se partageaient les poursuites en diffamation, comme ils se
partagent les marchés publics...
• Lutter contre les "poursuite-bâillons"
qui paralysent les mobilisations citoyennes
Ce procès révèle, enfin, les difficultés auxquelles
font face ceux qui osent se confronter aux grandes multinationales. Julien
Bayou, militant activiste et lanceur d’alerte proactif, participe au comité de
soutien qui se rendra au Palais de Justice aujourd’hui.
Egalement accusé de diffamation par le passé, il
témoigne de la violence sous-jacente à ces procès : « La
diffamation est une procédure pénible, qui jette l’opprobre tout autant qu’elle
intimide. C’est très crispant, d’autant plus que ça monopolise énormément de
temps, d’argent et d’énergie ». Face à des organisations puissantes,
disposant de fonds conséquents et de départements juridiques bien établis, les
petites structures ou les personnes seules qui se trouvent accusées peuvent
vite se retrouver débordées par les frais d’avocat et la lourdeur de la
procédure juridique.
Un coût financier doublé d’un coût moral qui
portent un coup fort aux "rebelles" : « au-delà
de gagner ou pas le procès, il s’agit de faire taire les opposants pour un
certain temps. Même si Jean-Luc touly est relaxé en première instance, un
groupe comme Veolia peut sans problème expédier la procédure à travers toutes
les instances possibles » explique Julien Bayou.
Une procédure judiciaire dont le but réel n’est pas
tant de faire condamner un détracteur que de l’épuiser financièrement,
moralement et nerveusement afin de le faire taire, de le baîlloner : voici
la définition de la "poursuite-bâillon". Ou "S.L.A.P.P."
en anglais, pour Startegic lawsuit against public participation. Un acronyme
futé, qui rappelle que to slap signifie gifler...
Aurélien Bouayad, doctorant en droit à Sciences-Po
Paris, détaille le concept : « la poursuite-bâillon est une arme
de muselage très puissante, car elle utilise des moyens tout à fait légaux.
C’est donc très difficile à réguler : comment définir ce qui est une
procédure abusive de ce qui ne l’est pas ? ». Cette utilisation
du droit comme moyen de pression est très courante en Amérique du Nord, et
arrive doucement en France. « Ce sont des stratégies de défense de plus
en plus utilisées par les acteurs des sociétés néo-libérales. Dans des pays où
on ne fait plus facilement taire la société civile, c’est paradoxalement un
indicateur intéressant d’Etat de droit... » complète Aurélien Bouayad.
Le procès Veolia vs Touly serait donc, au fond, le
symptôme d’un activisme citoyen qui dérange d’autant plus qu’il se fait
entendre. A la veille de l’ouverture du procès, Jean-Luc Touly se veut
déterminé et confiant. Il peut compter sur la mobilisation de soutiens variés.
Des élus municipaux de grandes villes témoigneront en sa faveur lors du procès,
à l’image d’Anne le Strat, élue parisienne et présidente d’Eau de Paris, tandis
que le film, lui, a été reprogrammé deux fois au mois de février par ARTE.
« Une belle marque de solidarité », selon
l’intéressé. Preuve aussi que la mobilisation des forces citoyennes est une
arme réelle face à l’impunité des puissants. Ce qui donne à Julien Bayou l’idée
de paraphraser à bon compte : « Si à 50 ans t’as pas été poursuivi
en diffamation, t’as raté ta vie de militant ! ».
Source : Barnabé Binctin pour Reporterre
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