Samedi 14 janvier, sur
France Inter, dans son émission hebdomadaire CO2 mon amour, Denis Cheyssou recevait plusieurs invités sur le thème :
« Quel sens écologique pour demain ? ».
Parmi eux, Patrick Viveret, philosophe et magistrat honoraire à la Cour des
comptes ne fut pas le moins brillant. La question qu’il lui posa était la
suivante : « Dans cette crise
systémique que nous traversons, y a-t-il un point commun à ses différents volets :
écologique, financier et social ? ». La réponse apportée par
Patrick Viveret nous a paru à la fois si pertinente et si riche d’enseignements,
que nous avons choisi d’en faire la transcription pour nos lectrices et nos
lecteurs. Ils ne sont pas si nombreux, ceux qui, par les vertus de la pédagogie,
rendent accessibles à tous, des problèmes dont on nous dit généralement qu’ils
sont affaire de spécialistes et d’experts. La réponse de Patrick Viveret est
par ailleurs pleine d’intérêt dans la mesure où elle a le mérite d’élargir le débat
et d’offrir sur cette question de la dette une sorte de synthèse de points de
vue développés ici ou là depuis la crise de 2008, sur chacun de ses aspects.
« Le point commun, constate
Patrick Viveret, c’est la démesure. C’est ce que les Grecs anciens appelaient déjà :
úbris, c’est-à-dire l’excès. La démesure dans nos rapports avec la
nature, ce sont les conséquences de l’hyper productivisme ». À titre d’exemple,
il suffit de reprendre le sujet de l’intervention d’Éric Tourneret,
photographe, un des autres invités de Denis Cheyssou, dont nous avons parlé
dans notre précédent article, à savoir la terrible menace que fait planer sur
la biodiversité, le développement des cultures OGM et ses conséquences déjà
visibles sur l’apiculture. « La démesure
dans le creusement des inégalités sociales, c’est lorsque la fortune
personnelle de 225 personnes est égale au revenu cumulé de 2,5 milliards d’êtres
humains. C’est un bel exemple de démesure. La
démesure financière, c’est enfin quand en 2007 déjà, des 3.200 milliards de
dollars circulant chaque jour dans le monde sur les marchés financiers, 97,3%
appartenaient à l’économie spéculative et seulement 2,7% à l’économie réelle, c’est-à-dire
correspondaient à des échanges de produits et de services.
Cette triple démesure – puisqu’on
nous parle en permanence de la question de la dette –, génère en réalité, non
pas une dette mais trois dettes.
— La première de ces dettes,
c’est la dette écologique qui est
mesurée par un indicateur tel que l’empreinte écologique. Et c’est, compte tenu
des excès liés à notre mode de consommation et de production, ce que nous
devons, notamment à de nombreux pays du Sud.
— La seconde, c’est la dette sociale. C’est tout ce qui a
permis, depuis ce qu’on peut appeler la contre-révolution conservatrice
anglo-saxonne des années 80, de transférer 10 % des revenus du travail vers le
capital. Cela représente des sommes énormes : plus de 30.000 milliards de
dollars. Cela, c’est de la dette sociale.
— Enfin, ce qu’on appelle aujourd’hui
la dette financière, c’est pour une
bonne partie de la dette sociale inversée. Parce que, ce qui serait normalement
dû aux catégories les plus modestes, par le biais de l’endettement, on finit
par le devoir aux catégories les plus aisées.
Je vous en donne un exemple
simple, poursuit Patrick Viveret. À l’époque où j’y ai travaillé, la Cour des
comptes – pour la partie française –, avait travaillé sur la mise en évidence
de 100 milliards d’euros d’exonérations fiscales et de baisses de cotisations sociales.
Ces 100 milliards d’euros, du point de vue des catégories aisées, c’est un
double bénéfice. D’un côté, elles paient moins d’impôts, moins de cotisations
sociales. Et d’un autre côté, ce supplément de revenus, elles peuvent se
permettre de le prêter, y compris de le prêter à l’État, avec intérêts. Mais vu
du côté des populations les plus modestes, c’est une double peine. Ces dernières
reçoivent moins en transferts sociaux, moins en qualité de services publics,
puisque leur dit-on : « il y a moins de moyens pour les financer ».
Et maintenant, à titre, soit de citoyen contributeur, soit tout simplement de
consommateur, on est prié de venir payer les effets de la démesure financière.
On a déjà payé une fois avec la crise bancaire de 2008 et maintenant on nous
demande de payer une deuxième fois et beaucoup plus gravement encore, avec les
programmes d’austérité. Cela, c’est ce que j’appelle de la pseudo dette financière, qui est en réalité de la dette sociale inversée.
Par conséquent, si on veut
commencer pour de bon à traiter la dette financière, dans des conditions telles
qu’elle n’aggrave pas encore des inégalités déjà tout-à-fait démesurées, il faut commencer par réduire drastiquement
les inégalités de revenus. Et c’est seulement ainsi qu’on pourra envisager,
en commençant à rembourser la dette, que les excès de dépassement de revenus
soient ensuite récupérés pour aller financer des investissements écologiques et
des investissements sociaux.
Kofi Annan, avant de
quitter le secrétariat général des Nations unies, a produit dans la presse
internationale, un article au contenu très intéressant. Il y faisait remarquer
que les deux grands débats internationaux qui s’étaient construits, d’une part
avec la question du climat dans le cadre de la préparation du sommet de
Copenhague, d’autre part avec les grandes questions sociales : les
objectifs du millénaire des Nations unies, avaient tous deux comme caractéristique
que les mots clés qui étaient employés pour les caractériser, c’étaient des enjeux de moyen et de long terme, c’étaient
des enjeux de régulation, c’étaient
même des enjeux de planification. Et
tous ces éléments, disait-il, ont complètement disparu du champ du débat public
international à partir du moment où on est entrés dans la crise financière.
Cette crise financière, souligne
Patrick Viveret, elle est quand même très largement liée à la responsabilité d’acteurs
qui n’ont cessé, depuis quarante ans, de nous parler de ce qu’on pourrait
appeler le modèle D.C.D., c’est-à-dire :
Dérégulation à outrance, Compétition à outrance, Délocalisation à outrance. Tout le débat
public mondial était en train de s’orienter au contraire vers de la régulation,
vers la nécessité de coopération, vers des formes de relocalisation évidemment
non autarciques.
C’était pour eux très gênant.
Car quand vous avez des acteurs dont le seul objectif est la recherche d’un
profit à court terme et à n’importe quel prix, y compris au prix de régression écologique
et sociale, cela veut dire pour reprendre une autre expression de Ban Ki-moon,
successeur de Kofi Annan, à propos des problèmes du climat, que « L’humanité fonce vers l’abîme le pied
sur l’accélérateur ». Alors de deux choses l’une : ou bien ce
monsieur est un fou furieux et il faut le renvoyer à ses chères études, ou bien
il dit quelque chose de profondément vrai, et à ce moment là, la priorité
absolue, c’est d’arrêter de foncer vers l’abîme, c’est de ralentir, de préférence
même s’arrêter, et choisir un autre cap, qui serait justement le cap d’un développement humain soutenable ».
En conclusion, dès lors qu’on adhère à l’analyse que
fait Patrick Viveret de la crise actuelle, on comprend donc aisément qu’il n’est
plus possible de transiger avec le capitalisme financier, outil de l’oligarchie
qui mène actuellement le monde. Par conséquent, toute politique d’accompagnement
qui viserait à composer avec lui en espérant le réguler est vouée à l’échec. Si
nous voulons pour demain préserver l’espoir d’un avenir digne pour nos enfants
et nos petits-enfants, il faut le combattre pour lui briser les reins. Car si
nous n’avons pas le courage et la volonté de l’affronter directement, il sera l’outil
d’une formidable régression, la cause de l’affrontement des peuples et du
retour à la barbarie. En les appauvrissant, il réduira les peuples libres à de
nouvelles formes d’esclavage, et, rendant la vie impossible sur notre planète, finira
par détruire l’humanité toute entière.
Nos démocraties sont en péril. Que les États aient
abdiqué leur pouvoir en faveur d’agences de notation privées, outils de la
finance internationale, décidant à leur place des politiques qu’ils doivent
mener, en dit long sur l’état de délabrement de notre monde occidental. Comment
a-t-on pu en arriver là ? Comment, en déléguant le pouvoir à leurs élus,
les peuples ont-ils renoncé à la possibilité de décider de leur destin ?
Comment la finance, au départ simple outil de l’économie, s’est substituée à
elle pour asservir l’homme à son diktat ? Enfin comment imaginer que le
seul retour à la croissance – sempiternelle incantation de l’ensemble des
candidats du système –, comme par un coup de baguette magique, règlerait tous
les problèmes ?
Il est plus que temps de reprendre en mains nos
affaires. La révolution citoyenne que prône le Front de Gauche, révolution par
les urnes, ce n’est pas autre chose que cela.
Reynald Harlaut
Réécouter la dernière de « CO2 mon amour », l’émission de Denis
Cheyssou sur France Inter :
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