15 février 2015

Une étude de Joël Gombin après le second tour de la législative partielle du Doubs


Cette étude est parue sur le site de slate.fr :

« Le code et les données de cette analyse sont disponibles sur la page GitHub de l'auteur.
Certaines élections se jouent deux fois: une première dans les urnes, une seconde dans les commentaires. Celles dans lesquelles le FN est présent au second tour relèvent souvent de cette catégorie. Ainsi, dans l'élection législative partielle du Doubs de dimanche dernier, à écouter les acteurs et les commentateurs, tout le monde avait gagné: le PS, évidemment; mais aussi le FN, «grand gagnant de la soirée» d'après sa candidate et Marine Le Pen; mais aussi l'UMP (je n'ai pas bien compris pourquoi, mais il y a sûrement une bonne raison). Ou alors, tout le monde a perdu : le FN, mais aussi le Parti socialiste, qui parvient tout juste à sauver son siège en perdant au passage de nombreuses voix; et enfin, évidemment, l'UMP.

Tâchons cependant d'y voir un peu plus clair. D'abord, contrairement à ce qu'on a pu lire ici et là, la 4e circonscription du Doubs n'est pas un fief socialiste. Elle fut à droite en 1993 et en 2002; surtout, depuis 2002, le rapport de force entre gauche et droite y est très équilibré: en 2002, la droite l'emporte d'un cheveu; en 2007, c'est Pierre Moscovici qui gagne (en duel contre l'UMP) avec moins de 51%; en 2012, le même Moscovici l'emporte, en triangulaire, avec 49,3%.
Au fond, le second tour que nous venons de vivre s'inscrit dans le même rapport de force global, si ce n'est que la droite y était représentée par le FN et non par l'UMP. Circonscription marquée par un grand équilibre des forces, donc, et non par l'hégémonie d'une force politique.
Une estimation des reports de voix
Il s'agit pourtant d'une circonscription très populaire: c'est la 6e circonscription la plus ouvrière de France! Presque un tiers des actifs y sont ouvriers, beaucoup chez Peugeot ou un de ses sous-traitants. Mais historiquement, dans le Doubs, le poids de la religion (catholique, mais aussi protestante: on est en terre réformée) contrecarre celui de la classe sociale, ce qui explique que l'ancrage de la gauche, en particulier communiste, n'y soit pas si fort. Florent Gougou a bien montré, dans sa thèse, qu'un vote ouvrier de droite a toujours existé sous la Ve République, et que c'est précisément dans les territoires où il était puissant que le vote ouvrier a, le plus tôt, pour partie, basculé vers le Front national. Dès 1988, le FN réalise aux élections législatives dans le Doubs certains de ses meilleurs scores.


Jamais toutefois avant 2012 le FN n'avait atteint le second tour d'une élection législative dans la 4e circonscription du Doubs. Et il ne s'y était jamais retrouvé en duel avant la récente élection partielle, ce qui signifie qu'on manque de point de comparaison pour apprécier ce qui s'est passé. Signalons toutefois que la progression de 16 points enregistrée entre les deux tours par la candidate frontiste n'a rien d'exceptionnel (quoi qu'en aient dit de nombreux commentateurs!): on a observé des progressions du même ordre, souvent même supérieures, à peu près chaque fois que le FN s'est retrouvé en duel au second tour d'une élection législative en 2012 et depuis, et ce quel que soit son adversaire.
Cela signifie donc que le Front dispose de réserves de voix qu'il ne mobilise pas au premier tour, soit que ses électeurs potentiels s'abstiennent pour ensuite voler au secours d'une victoire possible, soit que des électeurs d'autres partis, confrontés à une offre électorale plus restreinte au second tour, se reportent sur le FN. C'est cette deuxième explication possible qui a beaucoup fait gloser dans le cas de cette partielle, comme déjà dans le cas des partielles de l'Oise, du Lot-et-Garonne ou de l'Aube.
L'une des raisons pour lesquelles ces discussions sont animées et récurrentes est qu'il n'existe pas de données incontestables sur la nature et l'ampleur des reports de voix entre les deux tours. On peut toutefois tenter de les estimer, à partir des résultats par bureau de vote, comme je l'avais déjà fait lors d'élections partielles précédentes –en gardant bien en tête la limite principale de cette méthode: on ne connaît pas l'ampleur réelle du renouvellement des votants entre les deux tours. Dans le cas présent, comme la participation a progressé de 10 points entre les deux tours, on peut penser que relativement peu d'électeurs du premier tour se sont abstenus au second, mais cela reste spéculatif.
L'utilisation de cette méthode (dont le détail est présenté ici) permet de produire la matrice de reports suivante :

Abstention
Blancs et nuls
Barbier (PS)
Montel (FN)
Abstention
78
0
17
4
Blancs et nuls
20
38
19
24
Barbier (PS)
8
4
70
17
Demouge (UMP)
11
14
26
49
Montel (FN)
4
4
6
86
Autres
14
17
36
33

Pourcentages en ligne. Lecture : d'après ce modèle, 78% des abstentionnistes du premier tour se seraient également abstenus au second tour.
Une fusion avancée des électorats UMP et FN
D'après ce modèle (dont les principaux résultats semblent confirmés par d'autres investigations statistiques), la moitié environ des électeurs ayant choisi l'UMP au premier tour se sont portés sur la candidate frontiste au second tour. Un quart ont choisi le candidat socialiste; le dernier quart s'est abstenu ou a voté blanc ou nul. On ne pourrait alors guère parler de succès du rassemblement républicain, comme l'a fait Frédéric Barbier (le candidat socialiste) lorsqu'il a annoncé sa victoire. Il faudrait plutôt constater la fusion, relative certes mais néanmoins bien avancée, des électorats de l'UMP et du FN. Le FN n'aurait par contre guère mobilisé de nouveaux électeurs entre les deux tours: à peine plus de 4% des abstentionnistes du premier tour.
Cette hypothèse cadrerait bien avec le constat dressé plus haut: une relative stabilité des rapports de force entre gauche et droite, mais qu'il faudrait nuancer par un rééquilibrage du rapport de force au sein de la droite entre l'UMP et le FN, au profit de ce dernier. Bien sûr, le faible niveau de la participation, lié au fait qu'il s'agissait d'une élection partielle, peut biaiser ce rapport de force. Mais on a pu constater ce rééquilibrage du rapport de force interne à la droite lors de nombreux scrutins, par exemple lors des dernières élections européennes.
À l'inverse, toujours d'après ce modèle, la victoire du candidat socialiste devrait beaucoup à sa capacité à mobiliser de nouveaux électeurs: pas moins de 17% des abstentionnistes du premier tour auraient voté en sa faveur au second tour. Si ce modèle est exact, ces nouveaux électeurs (environ 6.800) auraient même été plus nombreux que ceux qui ont voté pour le candidat socialiste aux deux tours (5.200)! Les électeurs de Charles Demouge (UMP) ayant choisi Barbier au second tour ne seraient eux que quelque 1.750.
Les problèmes que devront affronter l'UMP et le PS
Les enseignements qu'on peut tirer de cette élection partielle sont donc contrastés: le Front républicain, entendu comme coalition des partis «républicains» contre le Front national, n'existe pas (parce que l'UMP refuse d'appeler à voter en faveur du PS, et parce que les électeurs de l'UMP se portent majoritairement sur le FN); en revanche, la perspective de voir un candidat frontiste élu député permet une mobilisation réelle d'électeurs par ailleurs peu politisés et mobilisés, ou en tout cas abstentionnistes au premier tour. Enfin, pour passer d'un niveau de premier tour à un score s'approchant des 50% face au PS, le FN doit plutôt compter sur sa force d'attraction envers des électeurs de droite que sur un réservoir d'électeurs FN déjà largement mobilisé au premier tour.
L'UMP et le PS ont donc des problèmes distincts. Pour l'UMP, le problème principal est celui du rapport de force avec le FN. Comme on avait déjà pu le noter en d'autres circonstances, dès que le FN passe devant l'UMP, toute une part de l'électorat de droite va voter pour le parti de Marine Le Pen, dans une forme de vote stratégique («vote utile»). L'UMP n'a donc guère d'autre choix, comme l'a relevé Jean-Yves Camus, que de mener une lutte frontale contre le FN, ou d'accepter de s'allier avec lui –mais au risque, dans ce dernier cas, de subir le même sort que le PC face au PS après Épinay: la mort lente.
Pour le parti socialiste, l'enjeu est celui de la mobilisation de son électorat. La menace de l'extrême droite semble, pour l'instant, permettre de mobiliser –mais très imparfaitement!– des électeurs que le bilan de l'exécutif conduisent sinon à s'abstenir. Mais agiter le chiffon brun ne saurait pour autant tenir lieu de stratégie pour le PS: d'abord parce que l'efficacité de cette stratégie semble s'éroder au fil du temps; mais aussi parce qu'il s'agit d'une tactique de second tour, plutôt que de premier, et que dans la situation politique actuelle, l'enjeu pour le PS sera dans bien des cas de parvenir au second tour. L'obtention de résultats et, surtout, la formulation d'un projet de nature à mobiliser son électorat potentiel apparaissent comme des conditions sine qua non du succès pour le PS et, plus largement, la gauche. »

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