Cette étude est parue sur le site de slate.fr :
« Le code et les données de cette analyse sont disponibles sur la page GitHub de l'auteur.
Certaines élections se jouent deux fois: une première dans les urnes, une
seconde dans les commentaires. Celles dans lesquelles le FN est présent au
second tour relèvent souvent de cette catégorie. Ainsi, dans l'élection législative
partielle du Doubs de dimanche dernier, à écouter les acteurs et les
commentateurs, tout le monde avait gagné: le PS, évidemment; mais aussi le FN, «grand
gagnant de la soirée» d'après sa candidate et Marine Le Pen; mais aussi l'UMP
(je n'ai pas bien compris pourquoi, mais il y a sûrement une bonne raison). Ou
alors, tout le monde a perdu : le FN, mais aussi le Parti socialiste, qui
parvient tout juste à sauver son siège en perdant au passage de nombreuses
voix; et enfin, évidemment, l'UMP.
Tâchons cependant d'y voir un peu plus clair. D'abord, contrairement à ce
qu'on a pu lire ici et là, la 4e circonscription du Doubs n'est pas un fief
socialiste. Elle fut à droite en 1993 et en 2002; surtout, depuis 2002, le
rapport de force entre gauche et droite y est très équilibré: en 2002, la
droite l'emporte d'un cheveu; en 2007, c'est Pierre Moscovici qui gagne (en
duel contre l'UMP) avec moins de 51%; en 2012, le même Moscovici l'emporte, en
triangulaire, avec 49,3%.
Au fond, le second tour que nous venons de vivre s'inscrit dans le même
rapport de force global, si ce n'est que la droite y était représentée par le
FN et non par l'UMP. Circonscription marquée par un grand équilibre des forces,
donc, et non par l'hégémonie d'une force politique.
Une estimation des reports de voix
Il s'agit pourtant d'une circonscription très populaire: c'est la 6e
circonscription la plus ouvrière de France! Presque un tiers des actifs y sont
ouvriers, beaucoup chez Peugeot ou un de ses sous-traitants. Mais historiquement,
dans le Doubs, le poids de la religion (catholique, mais aussi protestante: on
est en terre réformée) contrecarre celui de la classe sociale, ce qui explique
que l'ancrage de la gauche, en particulier communiste, n'y soit pas si fort.
Florent Gougou a bien montré, dans sa thèse, qu'un vote ouvrier de droite a toujours existé sous la Ve République,
et que c'est précisément dans les territoires où il était puissant que le vote
ouvrier a, le plus tôt, pour partie, basculé vers le Front national. Dès 1988,
le FN réalise aux élections législatives dans le Doubs certains de ses
meilleurs scores.
Jamais toutefois avant 2012 le FN n'avait atteint le second tour d'une élection
législative dans la 4e circonscription du Doubs. Et il ne s'y était jamais
retrouvé en duel avant la récente élection partielle, ce qui signifie qu'on
manque de point de comparaison pour apprécier ce qui s'est passé. Signalons
toutefois que la progression de 16 points enregistrée entre les deux tours par
la candidate frontiste n'a rien d'exceptionnel (quoi qu'en aient dit de
nombreux commentateurs!): on a observé des progressions du même ordre, souvent
même supérieures, à peu près chaque fois que le FN s'est retrouvé en duel au
second tour d'une élection législative en 2012 et depuis, et ce quel que soit
son adversaire.
Cela signifie donc que le Front dispose de réserves de voix qu'il ne
mobilise pas au premier tour, soit que ses électeurs potentiels s'abstiennent
pour ensuite voler au secours d'une victoire possible, soit que des électeurs
d'autres partis, confrontés à une offre électorale plus restreinte au second
tour, se reportent sur le FN. C'est cette deuxième explication possible qui a
beaucoup fait gloser dans le cas de cette partielle, comme déjà dans le cas des
partielles de l'Oise, du Lot-et-Garonne ou de l'Aube.
L'une des raisons pour lesquelles ces discussions sont animées et récurrentes
est qu'il n'existe pas de données incontestables sur la nature et l'ampleur des
reports de voix entre les deux tours. On peut toutefois tenter de les estimer, à
partir des résultats par bureau de vote, comme je l'avais déjà fait lors d'élections
partielles précédentes
–en gardant bien en tête la limite principale de cette méthode: on ne connaît
pas l'ampleur réelle du renouvellement des votants entre les deux tours. Dans
le cas présent, comme la participation a progressé de 10 points entre les deux
tours, on peut penser que relativement peu d'électeurs du premier tour se sont
abstenus au second, mais cela reste spéculatif.
L'utilisation de cette méthode (dont le détail est présenté
ici) permet de produire la matrice de reports suivante :
Abstention
|
Blancs et nuls
|
Barbier (PS)
|
Montel (FN)
|
|
Abstention
|
78
|
0
|
17
|
4
|
Blancs
et nuls
|
20
|
38
|
19
|
24
|
Barbier
(PS)
|
8
|
4
|
70
|
17
|
Demouge
(UMP)
|
11
|
14
|
26
|
49
|
Montel
(FN)
|
4
|
4
|
6
|
86
|
Autres
|
14
|
17
|
36
|
33
|
Pourcentages en ligne. Lecture : d'après ce modèle, 78% des abstentionnistes
du premier tour se seraient également abstenus au second tour.
Une fusion avancée des électorats UMP et FN
D'après ce modèle (dont les principaux résultats semblent confirmés par
d'autres investigations statistiques), la moitié environ des électeurs ayant
choisi l'UMP au premier tour se sont portés sur la candidate frontiste au
second tour. Un quart ont choisi le candidat socialiste; le dernier quart s'est
abstenu ou a voté blanc ou nul. On ne pourrait alors guère parler de succès du
rassemblement républicain, comme l'a fait Frédéric Barbier (le candidat
socialiste) lorsqu'il a annoncé sa victoire. Il faudrait plutôt constater la
fusion, relative certes mais néanmoins bien avancée, des électorats de l'UMP et
du FN. Le FN n'aurait par contre guère mobilisé de nouveaux électeurs entre les
deux tours: à peine plus de 4% des abstentionnistes du premier tour.
Cette hypothèse cadrerait bien avec le constat dressé plus haut: une
relative stabilité des rapports de force entre gauche et droite, mais qu'il
faudrait nuancer par un rééquilibrage du rapport de force au sein de la droite
entre l'UMP et le FN, au profit de ce dernier. Bien sûr, le faible niveau de la
participation, lié au fait qu'il s'agissait d'une élection partielle, peut
biaiser ce rapport de force. Mais on a pu constater ce rééquilibrage du rapport
de force interne à la droite lors de nombreux scrutins, par exemple lors des
dernières élections européennes.
À l'inverse, toujours d'après ce modèle, la victoire du candidat socialiste
devrait beaucoup à sa capacité à mobiliser de nouveaux électeurs: pas moins de
17% des abstentionnistes du premier tour auraient voté en sa faveur au second
tour. Si ce modèle est exact, ces nouveaux électeurs (environ 6.800) auraient même
été plus nombreux que ceux qui ont voté pour le candidat socialiste aux deux
tours (5.200)! Les électeurs de Charles Demouge (UMP) ayant choisi Barbier au
second tour ne seraient eux que quelque 1.750.
Les problèmes que devront affronter l'UMP et le PS
Les enseignements qu'on peut tirer de cette élection partielle sont donc
contrastés: le Front républicain, entendu comme coalition des partis «républicains»
contre le Front national, n'existe pas (parce que l'UMP refuse d'appeler à
voter en faveur du PS, et parce que les électeurs de l'UMP se portent
majoritairement sur le FN); en revanche, la perspective de voir un candidat
frontiste élu député permet une mobilisation réelle d'électeurs par ailleurs
peu politisés et mobilisés, ou en tout cas abstentionnistes au premier tour.
Enfin, pour passer d'un niveau de premier tour à un score s'approchant des 50%
face au PS, le FN doit plutôt compter sur sa force d'attraction envers des électeurs
de droite que sur un réservoir d'électeurs FN déjà largement mobilisé au
premier tour.
L'UMP et le PS ont donc des problèmes distincts. Pour l'UMP, le problème
principal est celui du rapport de force avec le FN. Comme on avait déjà pu le
noter en d'autres circonstances, dès que le FN passe devant l'UMP, toute une
part de l'électorat de droite va voter pour le parti de Marine Le Pen, dans une
forme de vote stratégique («vote utile»). L'UMP n'a donc guère d'autre choix, comme
l'a relevé Jean-Yves Camus, que de mener une lutte frontale contre le FN,
ou d'accepter de s'allier avec lui –mais au risque, dans ce dernier cas, de
subir le même sort que le PC face au PS après Épinay: la mort lente.
Pour le parti socialiste, l'enjeu est celui de la mobilisation de son électorat.
La menace de l'extrême droite semble, pour l'instant, permettre de mobiliser –mais
très imparfaitement!– des électeurs que le bilan de l'exécutif conduisent sinon
à s'abstenir. Mais agiter le chiffon brun ne saurait pour autant tenir lieu de
stratégie pour le PS: d'abord parce que l'efficacité de cette stratégie semble
s'éroder au fil du temps; mais aussi parce qu'il s'agit d'une tactique de
second tour, plutôt que de premier, et que dans la situation politique
actuelle, l'enjeu pour le PS sera dans bien des cas de parvenir au second tour.
L'obtention de résultats et, surtout, la formulation d'un projet de nature à
mobiliser son électorat potentiel apparaissent comme des conditions sine qua
non du succès pour le PS et, plus largement, la gauche. »
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