Par
Esther Jeffers, Henri Sterdyniak et Sébastien Villemot, pour le conseil d’administration
des Economistes atterrés.
« La
dette publique grecque représente aujourd’hui 321 milliards d’euros, soit 181 %
du PIB grec. La majeure partie de cette dette (195 milliards) est due
directement ou indirectement (via le Fonds européen de stabilité financière)
aux autres États européens, tandis que 32 milliards sont dus au FMI et 27
milliards à la BCE. Suite au transfert massif des créances du secteur privé
vers le secteur public en 2012, les créanciers privés ne détiennent plus qu’une
faible part de la dette.
L’enjeu est politique : montrer qu’il n’y aurait pas d’alternative
Même
si cette dette est un fardeau très lourd à porter pour la Grèce, elle ne représente
que 2 % du PIB de l’Union européenne. La dette grecque est pour l’Europe un
enjeu politique plutôt que financier. Même la perte totale de ces créances ne
représenterait qu’un choc financier facilement absorbable pour l’Europe. Pour
les dirigeants de l’Union européenne, l’enjeu n’est pas financier, il est
surtout de faire plier le gouvernement grec, afin que les autres peuples ne
soient pas tentés de porter au pouvoir des forces politiques opposées aux
logiques néolibérales et austéritaires ; il est de bien montrer qu’il n’y a pas
d’alternative.
Depuis
5 mois, le gouvernement grec négocie avec ses créanciers pour obtenir un accord
qui déboucherait sur le versement d’une nouvelle ligne de crédit de 7,2
milliards d’euros. L’essentiel de la discussion porte aujourd’hui sur la liste
détaillée des réformes qui devront être votées par le parlement grec avant que
le versement puisse avoir lieu. Ainsi, le FMI veut dicter la politique grecque
selon ses œillères libérales : il refuse les hausses d’impôts sur les plus
riches et les entreprises et exige la hausse de la TVA, la baisse des pensions
de retraite, la fin de l’aide aux plus petites pensions et un vaste programme
de privatisations.
Le
fait que la négociation ne porte pas uniquement sur les cibles d’excédents budgétaires
primaires (c’est-à-dire avant paiement des intérêts), mais aussi sur la façon d’atteindre
ces cibles, pose un problème démocratique. Il existe en effet de nombreuses façons
de dégager un excédent budgétaire donné (entre réduire les prestations
sociales, augmenter les impôts, réduire les dépenses militaires, etc.). Le
choix relève d’une décision politique, qui devrait en toute logique démocratique
être confiée aux parlementaires grecs qui décideraient en fonction de critères
de justice sociale ou de priorités de développement. Ce n’est pas aux créanciers
d’arbitrer entre différentes mesures budgétairement équivalentes, car sinon la
démocratie est vidée de sa substance et la Grèce transformée en colonie de la
dette.
Le cercle infernal des négociations perpétuelles
Au-delà
de la question de la légitimité démocratique de l’accord qui pourrait être
conclu, se pose surtout la question de sa viabilité et de sa soutenabilité à
long terme. Car, si l’accord ne traite pas la question de la soutenabilité de
la dette ni celle de la reconstruction de l’appareil productif grec, comme le
souhaite le gouvernement d’Alexis Tsipras, alors strictement rien n’est résolu.
Les 7,2 milliards déboursés seront immédiatement engloutis dans le
remboursement des échéances de cet été : 1,6 milliards dus au FMI au 30 juin, puis 6,5
milliards dus à la BCE en juillet et août. Autrement dit, les créanciers auront
prêté de l’argent à la Grèce pour que celle-ci les rembourse en retour immédiat…
Cet accord n’aura fait que reporter le problème à septembre : le gouvernement
grec se trouvera alors de nouveau dans l’obligation de demander un autre prêt
pour pouvoir faire face à ses échéances et éviter le défaut. Mais ce prêt sera
conditionné par de nouvelles mesures d’austérité demandées par les créanciers.
Comment un pays peut-il vivre sous cette menace permanente ? Dans le même
temps, la zone euro pâtirait de l’instabilité chronique qu’engendre l’incertitude
liée à une éventuelle sortie de la Grèce.
Un
accord n’incluant que des mesures d’austérité (hausses d’impôts et baisses de dépenses
publiques) ne résoudra donc rien. La Grèce a déjà fait un ajustement fiscal
considérable, puisqu’en 2014 elle affichait un excédent budgétaire primaire
structurel (c’est-à-dire corrigé des effets de la conjoncture) de 4,3 % (selon
les calculs de la Commission européenne elle-même) ; la Grèce est donc déjà l’élève
le plus vertueux de l’Europe en matière budgétaire ! De nouvelles mesures d’austérité
ne feront qu’aggraver la situation, car elles relèvent de la même logique économique
fausse dont l’échec n’est plus à démontrer : de par leur effet récessif, les
mesures d’austérité affaiblissent l’économie (le PIB grec est aujourd’hui à 26
% en-dessous de son niveau de 2008). La capacité de remboursement de la Grèce
est donc détruite et le ratio dette sur PIB explose (par effet du dénominateur).
L’austérité, en plus d’être socialement destructrice, est donc économiquement dévastatrice
et ne permet même pas d’atteindre son objectif premier qui est de permettre le
remboursement de la dette.
L’alternative ? Restructurer, rééchelonner et relancer
Une
rupture est donc nécessaire avec les logiques qui ont jusqu’ici prévalu. Une
solution globale et pérenne passe impérativement par une restructuration de la
dette publique grecque, dont aucun économiste sérieux ne conteste le caractère
insoutenable. Une première étape pourrait voir le rachat des créances du FMI
par le Mécanisme européen de stabilité (MES). Cela permettrait d’écarter définitivement
le FMI, qui représente un obstacle dans la recherche d’une solution
mutuellement bénéfique pour la Grèce et la zone euro. Dans un deuxième temps,
une remise de dette devrait être accordée par les Européens. Il s’agirait d’une
part de reconnaître l’échec du programme d’ajustement qui a été imposé à la Grèce,
et d’autre part de permettre aux Grecs de retrouver des perspectives d’avenir
et une vision positive (et non punitive) de l’Europe. Les paramètres de la
restructuration de la dette (rééchelonnement des paiements, taux d’intérêt, éventuelle
réduction) devront être négociés avec deux objectifs : garantir la soutenabilité
de la dette, ce qui implique la possibilité pour l’État grec de refinancer sa
dette comme les autres États, sans être soumis à un chantage permanent à l’austérité
; laisser suffisamment de marges de manœuvre budgétaires à la Grèce pour lancer
un plan de relance de l’appareil productif, condition nécessaire pour mettre
fin à la crise économique, sociale et humanitaire.
Non, nous ne paierons pas chacun 1000 euros !
Contrairement
à ce que propagent certains médias, ce programme n’implique pas que chaque
citoyen européen aura à payer 1000 euros d’impôt supplémentaire pour les Grecs
: un report de paiement, ou même une annulation partielle de la dette grecque,
n’augmentera pas la dette publique brute des pays créanciers (qui incorpore déjà
les prêts faits à la Grèce). Le choc serait pire si la Grèce, contrainte de
quitter la zone euro du fait de l’intransigeance des créanciers, faisait un défaut
total.
Les
sommes que la Grèce n’aura pas à consacrer au remboursement de la dette
pourront ainsi être utilisées pour la reconstruction de son appareil productif,
via un plan massif d’investissement public dans l’éducation, les services
publics et les infrastructures, adossé à des mesures de soutien à l’investissement
privé. Le redressement productif représente en effet le défi principal de l’économie
grecque. Car si le déficit commercial de la Grèce s’est aujourd’hui presque
entièrement résorbé, les apparences sont trompeuses : ce rééquilibrage s’est opéré
par une forte chute des importations, due à la compression de la demande intérieure,
et non pas par une hausse des exportations. Lorsque l’économie grecque redémarrera,
les importations repartiront à la hausse, creusant mécaniquement le déficit
commercial, avec le risque de déclenchement d’une nouvelle crise de la balance
des paiements. Il est donc indispensable de mettre en place des politiques
permettant de développer des industries domestiques. Les fonds structurels
européens, auxquels la Grèce est éligible au titre de son appartenance à l’Union
européenne, doivent contribuer à ce nécessaire redressement productif, qui
devra s’inscrire dans une logique de transition écologique.
L’issue
de la confrontation entre le gouvernement grec et ses créanciers n’est, à cette
heure, pas encore écrite. Quoi qu’il advienne, les Grecs peuvent déjà s’enorgueillir
d’avoir porté au pouvoir un gouvernement qui, jusque-là, a réussi à tenir tête à
des créanciers bloqués dans une logique d’austérité destructrice. Mais on
aurait tort de voir dans cette confrontation l’expression d’un égoïsme grec s’opposant
à d’autres égoïsmes nationaux. Le gouvernement grec est porteur d’un intérêt général
européen. En remettant ouvertement en cause les logiques économiques absurdes
qui maintiennent toute l’Europe dans la crise, il ouvre des perspectives pour
la refondation d’une Europe réellement démocratique et sociale. À l’inverse, un
échec du gouvernement grec ouvrirait un boulevard pour les forces nationalistes
et xénophobes qui se nourrissent de la crise et du déficit démocratique de l’Union.
Le combat des Grecs est le combat de tous les Européens. »
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