Jules Ferry |
Le
27 novembre 1883, Jules Ferry, président
du Conseil, ministre de l’Instruction publique et des Beaux-Arts, adressait une
lettre aux instituteurs pour leur indiquer l’esprit devant guider
l’enseignement de la morale civique. A l’aune des débats en cours sur religion
et laïcité, il me paraît utile de publier les extraits les plus symboliques de
cette lettre dont chaque mot est porteur de sens et de valeur. N’oublions pas
que cette lettre a été écrite plusieurs années avant la loi dite de séparation
de l’Eglise et de l’Etat. Elle en contient tous les ingrédients futurs pour notre société d'aujourd'hui.
« …Des diverses obligations qu’il vous impose, celle
assurément qui vous tient le plus au cœur, celle qui vous apporte le plus lourd
surcroît de travail et de souci, c’est la mission qui vous est confiée de
donner à vos élèves l’éducation morale et l’instruction civique…
…La loi du 28 mars se caractérise par
deux dispositions qui se complètent sans se contredire : d’une part, elle met en dehors du programme obligatoire
l’enseignement de tout dogme particulier ; d’autre part, elle y place au
premier rang l’enseignement moral et civique. L’instruction religieuse
appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’école. Le
législateur n’a donc pas entendu faire une œuvre purement négative. Sans doute
il a eu pour premier objet de séparer l’école de l’Église, d’assurer la liberté
de conscience et des maîtres et des élèves, de distinguer enfin deux domaines
trop longtemps confondus : celui des croyances,
qui sont personnelles, libres et variables, et celui des connaissances, qui sont
communes et indispensables à tous…
Mais il y a autre chose dans la loi
du 28 mars : elle affirme la volonté de fonder chez nous une éducation
nationale, et de la fonder sur des notions du devoir et du droit que le
législateur n’hésite pas à inscrire au nombre des premières vérités que nul ne
peut ignorer. Pour cette partie capitale de l’éducation, c’est sur vous,
Monsieur, que les pouvoirs publics ont compté. En vous dispensant de l’enseignement religieux, on n’a pas songé à vous
décharger de l’enseignement moral ; c’eût été vous enlever ce qui fait la
dignité de votre profession. Au contraire, il a paru tout naturel que
l’instituteur, en même temps qu’il apprend aux enfants à lire et à écrire, leur
enseigne aussi ces règles élémentaires de la vie morale qui ne sont pas moins universellement
acceptées que celles du langage ou du calcul…
…Et, quand on vous parle de mission et d’apostolat,
vous n’allez pas vous y méprendre ; vous n’êtes point l’apôtre d’un nouvel
Évangile : le législateur n’a voulu
faire de vous ni un philosophe ni un théologien improvisé. Il ne vous demande
rien qu’on ne puisse demander à tout homme de cœur et de sens. Il est
impossible que vous voyiez chaque jour tous ces enfants qui se pressent autour
de vous, écoutant vos leçons, observant votre conduite,
s’inspirant de vos exemples, à l’âge où l’esprit s’éveille, où le cœur s’ouvre,
où la mémoire s’enrichit, sans que l’idée vous vienne aussitôt de profiter de
cette docilité, de cette confiance, pour leur transmettre, avec les connaissances
scolaires proprement dites, les principes mêmes de la morale, j’entends
simplement cette bonne et antique morale que nous avons reçue de nos pères et
mères et que nous nous honorons tous de suivre dans les relations de la vie,
sans nous mettre en peine d’en discuter les bases philosophiques. Vous êtes l’auxiliaire et, à certains
égards, le suppléant du père de famille : parlez donc à son enfant comme vous
voudriez que l’on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois
qu’il s’agit d’une vérité incontestée, d’un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez
d’effleurer un sentiment religieux dont vous n’êtes pas juge…
…Au moment de proposer aux élèves un précepte, une
maxime quelconque, demandez-vous s’il se
trouve à votre connaissance un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce
que vous allez dire. Demandez vous si un père de famille, je dis un seul,
présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment
à ce qu’il vous entendrait dire. Si oui,
abstenez-vous de le dire ; sinon, parlez hardiment : car ce que vous allez
communiquer à l’enfant, ce n’est pas votre propre sagesse ; c’est la sagesse du
genre humain, c’est une de ces idées d’ordre universel que plusieurs siècles de
civilisation ont fait entrer dans le patrimoine de l’humanité. Si étroit que vous
semble peut-être un cercle d’action ainsi tracé, faites-vous un devoir
d’honneur de n’en jamais sortir, restez en deçà de cette limite plutôt que vous
exposer à la franchir : vous ne
toucherez jamais avec trop de scrupule à cette chose délicate et sacrée, qui
est la conscience de l’enfant. Mais une fois que vous vous êtes ainsi
loyalement enfermé dans l’humble et sûre région de la morale usuelle, que vous
demande-t-on ? La famille et la société
vous demandent de les aider à bien élever leurs enfants, à en faire des
honnêtes gens. C’est dire qu’elles attendent de vous non des paroles, mais
des actes, non pas un enseignement de plus à inscrire au programme, mais un
service tout pratique, que vous pouvez rendre au pays plutôt encore comme homme
que comme professeur…
Il ne s’agit plus là d’une série de vérités à
démontrer, mais, ce qui est tout autrement laborieux, d’une longue suite d’influences morales à exercer sur ces
jeunes êtres, à force de patience, de fermeté, de douceur, d’élévation dans le
caractère et de puissance persuasive. On a compté sur vous pour leur
apprendre à bien vivre par la manière même dont vous vivrez avec eux et devant
eux. On a osé prétendre pour vous que, d’ici à quelques générations, les
habitudes et les idées des populations au milieu desquelles vous aurez exercé
attestent les bons effets de vos leçons de morale. Ce sera dans l’histoire honneur particulier pour notre corps enseignant
d’avoir mérité d’inspirer aux Chambres françaises cette opinion qu’il y a dans
chaque instituteur, dans chaque institutrice, un auxiliaire naturel du progrès
moral et social, une personne dont l’influence ne peut manquer, en quelque
sorte, d’élever autour d’elle le niveau des mœurs…
…Il ne suffit donc pas que vos élèves aient compris et
retenu vos leçons ; il faut surtout que
leur caractère s’en ressente : ce n’est donc pas dans l’école, c’est surtout
hors de l’école qu’on pourra juger ce qu’a valu votre enseignement. Au
reste, voulez-vous en juger par vous-même, dès à présent, et voir si votre enseignement
est bien engagé dans cette voie, la seule bonne : examinez s’il a déjà conduit
vos élèves à quelques réformes pratiques. Vous leur avez parlé, par exemple, du
respect de la loi : si cette leçon ne les empêche pas, au sortir de la classe,
de commettre une fraude, un acte, fût-il léger, de contrebande ou de
braconnage, vous n’avez rien fait encore ; la leçon de morale n’a pas porté, ou
bien vous leur avez expliqué ce que c’est que la justice et que la vérité : en
sont-ils assez profondément pénétrés pour aimer mieux avouer une faute que de
la dissimuler par un mensonge, pour se refuser à une indélicatesse ou à un passe-droit
en leur faveur ? Vous avez flétri l’égoïsme et fait l’éloge du dévouement :
ont-ils, le moment d’après, abandonné un camarade en péril pour ne songer qu’à eux-mêmes ? Votre leçon est à recommencer. Et que ces rechutes ne vous
découragent pas ! Ce n’est pas l’œuvre
d’un jour de former ou de déformer une âme libre. Il y faut beaucoup de
leçons sans doute, des lectures, des maximes écrites, copiées, lues et relues :
mais il y faut surtout des exercices pratiques, des efforts, des actes, des
habitudes. Les enfants ont, en morale, un apprentissage à faire, absolument
comme pour la lecture ou le calcul. L’enfant qui sait reconnaître et assembler
des lettres ne sait pas encore lire ; celui qui sait les tracer l’une après l’autre
ne sait pas écrire. Que manque-t-il à l’un ou à l’autre ? La pratique,
l’habitude, la facilité, la rapidité et la sûreté de l’exécution. De même,
l’enfant qui répète les premiers préceptes d’instinct ; alors seulement, la
morale aura passé de son esprit dans son cœur, et elle passera de là dans sa vie ; il ne pourra plus la désapprendre…
…C’est ici cependant qu’il importe de distinguer de
plus près entre l’essentiel et l’accessoire, entre l’enseignement moral, qui
est obligatoire, et les moyens d’enseignement, qui ne le sont
pas. Si quelques personnes, peu au
courant de la pédagogie moderne, ont pu croire que nos livres scolaires d’instruction
morale et civique allaient être une sorte de catéchisme nouveau, c’est là une
erreur que ni vous, ni vos collègues, n’avez pu commettre. Vous savez trop
bien que, sous le régime de libre examen et de libre concurrence qui est le
droit commun en matière de librairie classique, aucun livre ne vous arrive
imposé par l’autorité universitaire. Comme tous les ouvrages que vous employez,
et plus encore que tous les autres, le livre de morale est entre vos mains un
auxiliaire et rien de plus, un instrument dont vous vous servez sans vous y
asservir…
…Ce qui importe, ce n’est pas l’action du livre, c’est
la vôtre ; il ne faudrait pas que le livre vînt, en quelque sorte, s’interposer
entre vos élèves et vous, refroidir votre parole, en émousser l’impression sur
l’âme des élèves, vous réduire au rôle de simple répétiteur de la morale. Le
livre est fait pour vous, et non vous pour le livre, il est votre conseiller et
votre guide, mais c’est vous qui devez
rester le guide et le conseiller par excellence de vos élèves…Mais,
quelque solution que vous préfériez, je ne saurais trop vous le dire, faites
toujours bien comprendre que vous mettez votre amour-propre, ou plutôt votre
honneur, non pas à adopter tel ou tel livre, mais à faire pénétrer profondément
dans les générations l’enseignement pratique des bonnes règles et des bons
sentiments…
Il dépend de vous, Monsieur, j’en ai la certitude, de
hâter par votre manière d’agir le moment où cet enseignement sera partout non
pas seulement accepté, mais apprécié, honoré, aimé comme il mérite de l’être. Les
populations mêmes dont on a cherché à exciter les inquiétudes ne résisteront pas
longtemps à l’expérience qui se fera sous leurs yeux. Quand elles vous auront
vu à l’œuvre, quand elles reconnaîtront que vous n’avez d’autre arrière-pensée
que de leur rendre leurs enfants plus instruits et meilleurs, quand elles
remarqueront que vos leçons de morale commencent à produire de l’effet, que
leurs enfants rapportent de votre classe de meilleures habitudes, des manières
plus douces et plus respectueuses, plus de droiture, plus d’obéissance, plus de
goût pour le travail, plus de soumission au devoir, enfin tous les signes d’une
incessante amélioration morale, alors la
cause de l’école laïque sera gagnée : le bon sens du père et le cœur de la mère
ne s’y tromperont pas, et ils n’auront pas besoin qu’on leur apprenne ce qu’ils
vous doivent d’estime, de confiance et de gratitude…
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