« Dieudonné, maintenant, ça
suffit ! En tant que nègre des Antilles (je ramasse ce mot « nègre » comme une
pierre qu’on nous a jetée comme le dit Sartre dans Orphée noir), je ne peux supporter
que Dieudonné puisse affirmer, comme on a pu l’entendre sur LCI, qu’il est un
représentant des nègres marrons et que c’est en cela qu’on lui en veut.
C’est vraiment insulter la mémoire de nos aïeux ! Rappelons que les nègres
marrons étaient les Noirs d’Amérique qui fuyaient leur condition d’esclaves et
que c’est sur eux que s’est appuyé Dessalines pour vaincre les troupes de
Napoléon et proclamer Haïti la première république noire en 1804. C’est où
disait Césaire que la négritude se mit debout pour la première fois, le même
Césaire qui aurait déclaré selon Frantz Fanon : « Quand tu entends parler du
Juif tend l’oreille, c’est de toi que l’on parle ».
Les rois et les puissants ont
toujours eu leurs bouffons. De même, les maîtres s’appuyaient sur une partie
des esclaves domestiques pour asseoir leur domination sur la grande masse des
esclaves. Dieudonné s’apparente davantage à un esclave domestique de sa famille
politique qui est l’extrême-droite. Car qu’un Noir puisse affirmer que la Shoah
est une « pornographie mémorielle », relativisant ainsi la notion de crime
contre l’humanité, qu’un Noir puisse vouloir à tout prix que Jean-Marie Le Pen
soit le parrain de son enfant, un ex-dirigeant et père fondateur du Front
national qui fut de nombreuses fois condamné pour propos racistes (un
Jean-Marie Le Pen à qui, il y a quelques années nous avons interdit de
séjourner en Guadeloupe en envahissant l’aéroport de Pointe-à-Pitre et en nous
couchant sur la piste d’atterrissage), qu’un Noir puisse agir ainsi, voilà qui
n’a rien à voir avec la problématique du nègre marron. Quand de plus nous
entendons le tristement célèbre humoriste déclarer sur you tube, à propos de
Christiane Taubira, que « la comparer à un chimpanzé c’est faire injure aux
chimpanzés qui n’ont jamais pratiqué le mariage pour tous », mon cœur ne peut
que se lever à cet instant. Il se peut que moi, Nègre des Antilles, je n’aie
pas d’humour, même noir ! Ou plutôt, qu’en ces temps obscurs, l’art des
humoristes ait perdu sa fonction critique et créatrice.
Plusieurs raisons ici
s’entremêlent. Il me semble, premièrement, que toute dialectique de la
reconnaissance –et on le sait depuis Hegel- s’effectue dans un espace
socio-historique donné, notamment dans sa dimension politique. Or, au plan
international, la politique des puissances occidentales est fondamentalement
marquée par le soutien à la politique de l’Etat d’Israël concernant la question
palestinienne, injuste en bien des points. L’opposition à une politique
sioniste souvent risque de sombrer dans l’antisémitisme. Le danger est d’autant
plus réel qu’Israël se présente comme un Etat ethnique et utilise bien souvent
l’antisémitisme pour défendre sa politique. Avec le sionisme, l’identité juive
s’est ethnicisée dans une sorte de nationalisme (héritée paradoxalement du
nationalisme européen, surtout de tradition allemande), porteuse elle aussi de
racisme et d’exclusion. Tout cela ne favorise pas la distinction claire entre
antisémitisme et antisionisme.
Deuxièmement, si en France par
exemple, l’identité républicaine dans son abstraction affirme l’égalité de tous
quelle que soit la race ou la religion, dans la pratique, l’Etat français n’a
pas toujours développé une politique de la reconnaissance concernant le passé
colonial et esclavagiste. Même concernant l’histoire récente, des crimes ne
sont pas par lui reconnus comme les massacres de Mai 67 à Pointe-à-Pitre ou
encore la très grave contamination de nos îles à la chlordécone dont il est
totalement responsable. Concernant le traitement du racisme, on fait diligence
pour condamner l’antisémitisme quand le gouvernement français a mis du temps
pour condamner publiquement les attaques racistes dont était victime Christiane
Taubira, pourtant ministre de la justice. L’Etat manque de crédibilité quand le
ministre de l’intérieur, Manuel Valls, intervient fermement contre
l’antisémitisme de Dieudonné alors même qu’il il a tenu des propos
inadmissibles contre les Roms. D’avoir été victime du racisme en tant que Noir,
Juif ou Arabe ne protège pas du racisme. Ce dernier devient pulsion
pré-politique quand le cadre politique de l’existence collective est
défaillant. C’est ce qui arrive surtout aux jeunes Noirs et Arabes mis au ban
dans les banlieues et souffrant d’une désespérance sociale réelle. En
Guadeloupe, on a assisté ces dernières années à la montée de la xénophobie
anti-haïtienne et de l’antisémitisme.
Ces raisons peuvent expliquer
la montée de l’antisémitisme chez des Français issus de l’émigration et des
ex-colonies. Mais elles ne sont pas suffisantes. Ce qu’il y a de nouveau c’est
qu’il y a comme une fédération de jeunes Noirs, Blancs et Arabes dans un
antisémitisme commun. Dieudonné est le nom de cette fédération. Comment
l’expliquer ?
Il faut inscrire –du moins
telle est l’explication que j’avance- Dieudonné dans la logique populiste. Il y
a populisme quand, surtout en période de crise, des revendications populaires
diverses et même légitimes (contre le chômage, la vie chère, la dégradation des
conditions matérielle de l’existence) se coagulent en une revendication qui
devient hégémonique. Celle-ci ne le devient qu’en faisant lien vers une quête
identitaire de la communauté, d’une identité pleine –donc fantasmée et
impossible- et qui suppose la distinction entre un nous le peuple d’un côté, et
ses ennemis de l’autre. Avec l’affaiblissement des Etats face aux puissances
occultes qui gouvernent le monde et le délitement de la politique qui s’ensuit,
on observe la montée des populismes notamment en Europe. Le FN, parti
d’extrême-droite qui était celui de Jean-Marie Le Pen, ne pouvait fédérer
toutes sortes de mécontentements, les Noirs et les Arabes étant exclus. Marine
Le Pen opère un virement pour rendre le FN plus populaire en s’alliant
notamment avec certains républicains. Mais la xénophobie anti-arabe demeure.
Dieudonné est celui qui intègre
des couches de la population plus diversifiée, notamment Noirs et Arabes, dans
le processus populiste. Les revendications ont du mal à être conceptualisées :
l’ennemi devient le « système » qu’on ne peut définir et il faut lui donner le
visage de l’ennemi commun. Le Juif va assurer cette fonction, ce qui n’est pas
une première dans l’histoire d’ailleurs. Ce qui ne peut être conceptualisé peut
toutefois être « nommé ». Dieudonné est la « nomination » au sens lacanien que
lui donne Ernesto Laclau dans La raison populiste, d’un tel phénomène. Mais il
est clair que l’identité collective -telle qu’elle essaie de se manifester
autour de Dieudonné- ne peut être de nature républicaine. Il s’agit d’une
identité qui se dépolitise et se fonde essentiellement sur du pulsionnel et
cela d’autant plus que l’identité républicaine est tout à fait en crise en
France. Nous entendons par « pulsionnel » ce qui, dans les identités
collectives, procède d’une régression archaïque caractéristique de foules ou de
masses pré-politiques et relevant de la psychologie des masses. Le cas de
Dieudonné lui-même sans doute relève de l’étude psychanalytique mais cela n’a
guère d’intérêt public.
C’est dans ce cadre qu’il faut
inscrire le succès des spectacles de l’humoriste. Faut-il interdire de tels
spectacles ? Il convient toujours de se méfier des tentatives de l’Etat de
police pour réprimer des manifestations artistiques quelles qu’elles soient.
Cela dit, on peut s’interroger sur la nature esthétique des productions de
l’humoriste. Est-ce du théâtre ou du cirque (nous pensons bien sûr au cirque
romain qui fait son apparition à la fin de la république et se développe durant
l’Empire et où des personnes réelles qui n’étaient pas des acteurs étaient
mises à mort) ? Il faut avouer que les spectacles de Dieudonné ne peuvent être
assimilés au cirque des empereurs romains. Mais la question est de savoir si
l’émotion que produit l’humoriste est de nature seulement esthétique. L’émotion
esthétique est un sentiment qui produit de la distanciation et ouvre à la
pensée ou à l’esprit. Il faut ajouter que des émotions de toutes sortes
envahissent l’espace public, jusqu’au sommet de l’Etat, la distinction
privé/public étant brouillée par la prolifération des réseaux sociaux sur
internet et par une pratique délétère des médias qui ont perdu le sens de
l’espace public. On ne peut réduire les spectacles de Dieudonné à des meetings mais
on peut s’interroger sur le type d’émotion qu’ils produisent : une unification
pulsionnelle antisémitique, c’est-à-dire une forme de régression qui n’ouvre
nullement à la pensée. Il y a un risque ici que l’esprit des ténèbres gouverne.
La pulsion de mort, en effet, peut prendre des figures inédites aussi bien dans
la recherche du plaisir immédiat, dans le plus-de-jouir de la consommation,
dans la distraction généralisée et dans cette tendance nouvelle soutenue par
les médias, à rire de tout.
En somme Dieudonné est le nom
de la décadence du politique et de l’espace public en France. Il est la
transition d’un populisme français qui cherche un leader en qui s’incarner. Un
populisme métis en quelque sorte, compte-tenu de la diversité culturelle de la
France, et qui pourrait fédérer toutes les identités communautaristes qui
taraudent la république. Il révèle à sa manière la fragilité de la république
en France qui a toujours été travaillée par le nationalisme, l’exclusion de
l’autre, l’empire et le colonialisme et dont l’éducation authentique des
citoyens a été trahie dès Jules Ferry, ce grand républicain nationaliste, qui a
transformé l’instruction publique des premiers républicains en « éducation
nationale » faisant, dans l’école de mon enfance, l’éloge des grands «
pacificateurs » de l’Afrique et de l’Asie.
Faut-il condamner Dieudonné ?
Oui et sans réserve. Nous les Noirs des Antilles ou de l’Hexagone tout comme
les Arabes devons sortir de cette identité victimaire et souffreteuse, laquelle
n’est pas du tout libératrice et peut renforcer le « système » qu’on dit
combattre et qui n’est rien d’autre que la domination planétaire du
néolibéralisme qui depuis quelques décennies se fait biopolitique en modifiant
l’espace même de nos subjectivités. Dieudonné est le signe de cette
modification profondément aliénante des processus de subjectivation. C’est sûr
qu’il faut condamner mais comment ?
Dans une république, quand
l’opinion publique se fait défaillante comme c’est le cas en ce moment en
France (si on tient compte des affaires ayant agité les médias en l’année
2013), il appartient à l’Etat de faire respecter les principes éminemment
républicains, ceux des Droits de l’homme. Mais cela ne relève pas de l’Etat de
police –qu’il faut toujours suspecter- mais des institutions fortes de la
république. L’extermination des Juifs est un crime contre l’humanité et
remettre ceci en question en une sorte de concurrence des victimes est une
faute grave. C’est un déni d’humanité. Toute libération quelle qu’elle soit
doit s’inscrire dans une exigence universelle d’humanité. Ici, la liberté
d’expression trouve sa limite. J’ai le droit d’exprimer des conceptions
antireligieuses mais pas celui d’exprimer des haines racistes, différence que
le président Hollande a eu du mal à expliquer lors de sa dernière conférence de
presse. Loin de tourner le dos aux droits de l’homme en les inscrivant dans une
problématique « bourgeoise », les organisations de la société civile doivent se
battre pour plus de démocratie, pour une démocratie radicale, pour un nouveau
visage du citoyen. Peut-être devrions-nous nous inspirer du Marx non marxiste
de 1843 comme le fait Miguel Abensour dans son livre La démocratie contre
l’Etat, en re-politisant la société civile comme il dit, en une sorte de «
démocratie insurgente » qui réactive les principes fondamentaux des
institutions. Nous n’avons pas la réponse définitive à toutes ces questions
mais, en ces temps de crise des théories traditionnelles de la libération,
c’est peut-être en ce sens qu’il faut chercher. Les errements d’un Dieudonné
-sans doute mortifères car il y a des paroles qui entraînent des actes- nous y
invitent de toute urgence. »
Jacky Dahomay
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