Christiane Taubira a été ovationnée, hier, à l'Assemblée nationale. Les député(e)s de Gauche et du Centre se sont levé(e)s pour saluer la ministre, témoigner le respect qu'inspire sa personne après les agressions verbales et racistes que lui ont adressées des enfants mal élevées et une candidate du Front national exclue depuis du parti. Christine Angot, écrivaine, a souhaité répondre à Mme Taubira dans une tribune parue aujourd'hui dans le journal Libération. Cette tribune fait suite à l'article paru hier sous la signature de la ministre de la Justice. Je la publie avec plaisir après avoir sollicité l'autorisation de la rédaction du quotidien.
« Je viens de lire votre interview dans Libération
(du 06 novembre),
tout ce que vous dites est vrai, juste, ce n’est pas de ça que je veux
parler, je veux vous parler de la fin de votre interview, on vous demande
: «Avez-vous été déçue par la faiblesse des réactions qui ont suivi les
attaques dont vous avez été victime ?» Entre crochets, il y a d’abord écrit :
«soupir». Vous poussez donc un soupir puis vous répondez. Vous parlez des
messages de soutien qui vous ont été adressés à titre personnel, vous expliquez
que c’est gentil mais que ce n’est pas le propos, et vous avez raison. Vous
parlez de l’analyse de l’historien Pascal Blanchard, que vous dites juste mais
qui n’est pas une alerte, et vous avez aussi raison. Vous dites que des
consciences françaises pourraient dire que les injures racistes dont vous avez
fait l’objet ne sont pas périphériques mais sont «une alarme», ne
sont plus un signe mais une alarme, un signal d’alarme, dites-vous, car quelque
chose dans notre société se «délabre», c’est votre mot, se dégrade, fout
le camp, pourrit, est sale, est crade, est dégueulasse, est nul, est fini, est
foutu, et vous avez raison. Et puis vous dites, je vous cite : «Ce qui
m’étonne le plus, c’est qu’il n’y a pas eu de belle et haute voix qui se soit
levée pour alerter sur la dérive de la société française.»
Là encore, vous avez
raison, mais puisque vous dites que vous êtes étonnée, permettez-moi une
explication. Nous n’avons rien dit parce que nous ne savons pas comment
faire, comment dire ce que nous ressentons, nous ne trouvons pas les mots pour
expliquer la terreur qui nous saisit à la gorge, la peine radicale,
plus que profonde, radicale, une tristesse qui touche le fond, que nous
éprouvons, cette histoire de banane nous tue. Nous tue, je pèse mes mots.
Et quand quelque chose vous tue profondément vous ne pouvez rien dire. Vous
êtes cloué sur place, vous pourriez crier, vous pourriez hurler, ça oui, mais
vous ne pouvez pas élever une belle et haute voix, vous hurlez tout seul
devant votre télé, vous avez l’impression que l’humanité est en train de se
diviser en deux, sous vos yeux, vous sentez que vous n’avez rien de
commun avec ces gens qui se permettent de traiter une femme de guenon,
leur bestialité vous fait horreur, leur bêtise vous fait mal, vous vous sentez
rejeté de la masse, du groupe, vous ne pouvez parler ni avec eux ni contre
eux avec d’autres frontalement, vous ne savez pas comment faire, vous voyez
qu’ils sont nombreux, vous voyez qu’il y en a partout, vous voyez
l’autre numéro 2 de Florian Philippot dire que les traiter de
racistes est une insulte à quarante pour cent de la société
française, la numéro 1 dire qu’ils vont porter plainte, vous vous sentez
mort devant votre télé, incapable de faire entendre la «belle et haute voix»
que vous aimeriez entendre, qui se lèverait «pour alerter sur la dérive de
la société française».
Si nous n’avons rien
dit, c’est parce que nous sommes touchés, atteints, meurtris, nous avons mal,
nous sommes malheureux, nous souffrons de ces insultes qui nous sont
adressées autant qu’à vous puisqu’elles mettent en lumière notre silence,
et nous ne savons pas comment dire que malgré notre peau blanche on se sent
piétiné, justement parce qu’on ne sait pas comment parler, nous ne savons pas
nous défendre, nous sommes des singes muets, mais si nous étions des singes au
moins nous pourrions leur faire des grimaces, nous n’avons même pas ce
recours, nous n’avons pas envie de rire, nous n’avons pas envie de leur
faire des grimaces, nous pleurons, pourquoi ne pas le dire, ne vous moquez pas
de nous, aidez-nous, nous voulons parler, faites quelque chose, dites à
François Hollande de vous nommer Premier ministre, de faire quelque chose, de
se mettre devant un micro, à vingt heures, et de hurler, de dire à tous
ces marchands de bananes de relire Réflexions sur la question juive de
Jean-Paul Sartre, ils verront page 25 de l’édition de poche, à propos de
l’antisémite, mais le raciste, c’est pareil : «Il se considère comme un
homme de la moyenne, de la petite moyenne, au fond comme un médiocre […].
Mais il ne faudrait pas croire que sa médiocrité lui fasse honte : il s’y
complaît au contraire ; je dirai qu’il l’a choisie. Il redoute toute espèce de
solitude, celle du génie aussi bien que celle de l’assassin : c’est l’homme des
foules ; si petite que soit sa taille, il prend encore la précaution de se baisser,
de peur d’émerger du troupeau et de se retrouver en face de lui-même. S’il
s’est fait antisémite, c’est qu’on ne peut pas l’être tout seul.»
Toujours
page 25, mais maintenant j’adapte : «S’il s’est fait raciste, c’est qu’on
ne peut pas l’être tout seul. Cette phrase : "La guenon, mange ta
banane", est de celles qu’on prononce en groupe ; en la prononçant on se
rattache à une tradition et à une communauté : celle des médiocres. Aussi
convient-il de rappeler qu’on n’est pas nécessairement humble ni même modeste
parce qu’on a consenti à la médiocrité. C’est tout le contraire : il y a un
orgueil passionné des médiocres et le racisme est une tentative pour valoriser
la médiocrité en tant que telle, pour créer l’élite des médiocres.»
Page 57, j’adapte encore : «C’est un homme qui a peur. Non des Noirs,
certes : de lui-même, de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses
responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du monde ; de
tout sauf des Noirs. C’est un lâche qui ne veut pas s’avouer sa lâcheté ; un
assassin qui refoule et censure sa tendance au meurtre sans pouvoir la refréner
et qui, pourtant, n’ose tuer qu’en effigie ou dans l’anonymat d’une foule ; un
mécontent qui n’ose se révolter. En adhérant au racisme, il n’adopte pas seulement
une opinion, il se choisit comme personne. Il choisit la permanence et
l’impénétrabilité de la pierre, l’irresponsabilité totale du guerrier qui obéit
à ses chefs - et il n’a pas de chef. Il choisit de ne rien acquérir, de ne rien
mériter, mais que tout lui soit donné de naissance…»
Vous imaginez, chère
Christiane Taubira, si François Hollande, à 20 heures, venait dire ça
? Vous arrêteriez d’attendre une belle et haute voix et moi j’arrêterais de
pleurer. Je ne ressentirais pas cette honte en lisant la fin de votre
interview : «Il n’y a pas eu de belle et haute voix qui se soit levée pour
alerter sur la dérive de la société française.»
La société française
face au racisme est démunie comme toute société murée dans le déni, la moitié
pleurant devant sa télé, l’autre moitié agitant des bananes sur les trottoirs
en insultant une ministre noire. Quelle honte. Regardons le racisme de
notre propre société en face, regardons-nous dans le miroir, ne faisons
pas comme l’antisémite de Sartre qui ne veut pas se voir lui-même, qui a peur
de lui-même, de sa lâcheté présente et passée, de ce petit détail, le
racisme des Français, leur violence raciste et donc meurtrière, que nous
préférons refouler, nier, au profit d’une caricature, le Français râleur qui
râle, et se plaît comme ça, en fouteur de merde énervé, il fallait voir
hier, dans les couloirs de l’Assemblée nationale, les députés interrogés sur la
tribune dans le Monde de Harry Roselmack sur le retour du racisme
en France, nier l’évidence, avec des mines de vierges effarouchées qu’on
puisse prêter à ces chers petits Français des pensées si bananières. Ils
avaient l’air attendri par ces garnements qui soi-disant souffriraient ce
serait la seule explication, alors que ce sont ceux qui n’arrivent plus à
trouver une belle et haute voix qui souffrent.
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