22 mai 2019

Ma rencontre avec Ingrid Levavasseur : « je ne suis pas naïve mais ambitieuse »


 
©Photo Jean-Charles Houel
Elle écrit au Président de la République le 15 octobre 2018 pour lui exprimer ses difficultés de vie. C’est le moment qu’elle choisit pour dire son ras le bol ; d’une vie difficile, âpre, une vie sans vrai avenir. Elle ne reçoit aucune réponse. Elle avoue pourtant y avoir mis les formes et affirme notamment avoir respecté la fonction d’un président qui devrait présider pour tous les Français. Pour elle, pas de réponse égale incompréhension. Arrogance. Mépris.
Car c’est quoi cette vie ? Une femme seule, au chômage, mère de deux enfants de 13 ans (la fille) de 8 ans (le garçon) ex-aide soignante dans le secteur privé  après avoir fréquenté le secteur public à l’hôpital des Feugrais. Le tout forme une famille monoparentale. Ceux et celles qui se reconnaissent dans la définition connaissent bien l’angoisse du lendemain. Il y a, bien sûr, l’APL (90 euros (sur un loyer de 695 euros) il y a aussi les pensions alimentaires que verse régulièrement un mari « absent » mais pour des sommes forcément trop peu élevées.  Où va-t-on avec 100 euros par enfant et par mois ? Quand il faut se nourrir, s’habiller, se chauffer, assumer la survie d’une famille, l’indemnité de chômage ne suffit plus dont le montant si proche d’un SMIC complet net n’incite pas forcément à rechercher du travail ! Qu’attend-on ? Ingrid Levavasseur le déclare tout net : « Rien ou pas grand-chose. »

Je ne suis pas naïve mais ambitieuse
Alors à 32 ans, quand vous êtes consciente du monde dans lequel vous vivez, que vous avez suffisamment de qualités personnelles, une expérience (déjà) de la vie des autres et de l’éducation des siens, vous êtes disponible pour autre chose : « Je ne suis pas naïve mais ambitieuse. » Le ton, ferme, convaincant, laisse deviner des ressources intimes qu’elle-même découvre au fur et à mesure des aventures qui ne vont pas manquer de survenir.
Cette autre chose surgit le 17 novembre 2018. Souvenez-vous. C’était  le premier jour des rassemblements autour des ronds-points. Les gilets jaunes s’emparaient de l’actualité. Des noms circulaient : Drouet, Chalançon, Rodriguez…et Levavasseur. Une femme parmi tous ces hommes dont certains affichaient sexisme, machisme, homophobie, antisémitisme. « j’en avais entendu des vertes et des pas mures au péage d’Heudebouville. Je me sentais extérieure à cette protestation violente sous toutes ses formes. » Débutait un mouvement social de protestation qui n’en finit pas d’en finir. Chaque samedi depuis cette date, ils se sont retrouvés, toujours prêts à clamer que « cela ne peut plus durer. » Avec le temps tout s’en va, n’est-ce pas, et samedi après samedi, commerces vandalisés après banques incendiées, la protestation des gilets jaunes, longtemps majoritaire dans le pays, va s’étioler et laisser la place aux black blocks et au Front national. Comme il n’y a pas de place pour le vide politique, Marine Le Pen n’hésite d’ailleurs plus à lancer des appels précis à ces femmes et ces hommes désemparés à la recherche d’une dignité perdue. En quoi une Le Pen vulgaire serait-elle la solution aux problèmes du temps ? La peur de l’étranger n’est rien d’autre qu’un petit commerce prospère.

Le malaise était plus grand
Revenons à Ingrid. Elle entend parler des regroupements régionaux. Elle se décide en consultant les réseaux sociaux. Et aussi elle a en tête ces gilets jaunes que les gens affichent sur leur tableau de bord comme un signe de défi et de ralliement. Le 17 novembre, elle ira donc à Heudebouville au péage autoroutier de l’autoroute A13. « Le prix de l’essence était un prétexte. Le malaise était plus grand, plus général. Il parcourait toute la société »
Après ce premier samedi, elle décide de revenir tous les jours, d’informer les usagers, d’agréger une cause qui dépasse sa solitude et son quotidien. Au péage, on se parle, on échange, on s’informe. Même si des grandes gueules sexistes osent crier en plein jour leur haine des gouvernants et leur rancœur atrabilaire. Ingrid n’en a cure. Elle sait que le moment est important, sent que « c’est maintenant ou jamais. »
Il faudra la rencontre improbable entre cette jeune femme, si rousse, au joli minois, au discours construit et convaincant, avec un journaliste de l’émission C politique pour qu’elle surgisse sur les écrans un dimanche soir de grande écoute, et montre un visage de la révolte que les Français vont apprendre à connaître et à reconnaître.
Sur les plateaux télé où elle va dorénavant être invitée, Ingrid Levavasseur va s’accrocher avec Emmanuelle Wargon, ministre d’Emmanuel Macron. Elle va proposer de monter une liste au nom provocateur puisque RIC (référendum d’initiative citoyenne) veut aussi dire « rassemblement d’initiative citoyenne » une liste qui va faire long feu. Trop de contradictions internes, trop d’égos surdimensionnés, trop d’hommes pressés. Si elle continue de manifester, sa présence est de moins en moins souhaitée. Il faudra même le coup de main de quatre amis « gilets jaunes » pour l’exfiltrer d’une manif parisienne où on l’insulte, on la menace dans la veine des mails d’injures (« sale pute juive ! ») ou de promesses de coups et de blessures. « J’ai pleuré pendant plusieurs heures, je ne m’attendais pas à un tel déchainement, une telle violence. Mes enfants avaient peur pour moi. »
Quant à l’épisode Di Maio (venu en France soutenir Chalançon), elle en conserve un souvenir amusé et une forme d’écœurement. « Je ne me reconnais pas dans l’extrême droite. Mes valeurs sont à l’opposé de ce qu’elle propose. Je suis profondément écologiste, attentive aux autres, j’aime prendre soin de ceux et celles qui ont besoin d’aide, de soutien. » Aujourd’hui, Ingrid Levavasseur pointe à Pôle emploi. Sans travail, elle parvient tout de même à subsister grâce à une initiative qu’elle veut garder discrète en attendant d’en dire plus publiquement. Il fera beau cet automne. C’est tout ce que je saurai.

Passe ton bac d’abord
Ambitieuse dites-vous ? « Je n’ai pas pu devenir infirmière faute d’avoir passé le baccalauréat. Je vais me remettre aux études. Passer mon bac (littéraire) et puis, pourquoi pas, me lancer dans une voie que je sais difficile mais qui ne me fait pas peur. Pourquoi pas une classe préparatoire à l’entrée à l’école des Sciences politiques de Paris ? » Sa marque de fabrique : aller plus loin, plus haut. Elle a côtoyé pendant des semaines le bas et le haut, la base et le sommet. L’ambition politique s’est faite jour. D’où la création d’une association à portée nationale : « Eclosion démocratique », avec une adhésion gratuite sur Internet, l’élaboration d’un site puis d’un logo. La phase actuelle est une phase de structuration. Finis les projets sans lendemain. Les promesses abstraites. Finie aussi la candidature aux Européennes, Lalanne démontrant combien il est vain de se lancer dans le champ politique sans anticipation, sans préparation : « je vais voter aux Européennes mais les deux listes gilets jaunes en lice me paraissent ridicules. »
La rencontre d’Ingrid avec Etienne Chouard, un homme discuté, à l’origine d’un mouvement en faveur du RIC, si décisif lors du référendum de 2005, l’autorise à élargir sa vision des problèmes et de leurs solutions : « Notre association va créer des commissions de citoyens. Douze thèmes essentiels seront proposés. Je crois à la démocratie participative même si je sais qu’on ne peut pas se passer des élus. A eux de décider en toute connaissance de cause. »
Ce n’est pas donc pas par hasard qu’Ingrid Levavasseur veut quitter la ville de Pont-de-l’Arche dans l’Eure, où elle est domiciliée actuellement pour habiter à Louviers, ville centre d’une agglomération en plein boum. Louviers, la ville de Pierre Mendès France, du Comité d’action de Gauche. Cette ville où « l’autogestion » suscita une adhésion militante exceptionnelle dans les années quatre-vingt dont l’histoire nous a été racontée par Hélène Hatzfeld (1) et France Culture, en janvier dernier.

Les municipales peut-être ?
Pas d’Européennes mais des municipales peut-être ? Se présenter aux élections n’est pas difficile. S’appuyer sur un programme d’actions, un projet politique, une équipe soudée est autrement plus difficile. Il y faut de l’information (elle lit Le Monde tous les jours) une connaissance aiguisée de l’histoire locale et nationale, et aussi une empathie citoyenne. Il reste dix mois avant les municipales. Sera-ce suffisant pour qu’Ingrid Levavasseur intègre une liste à Louviers ? Personne n’ignore ses contacts avec de jeunes militants de gauche puisque c’est la famille où elle se sent le mieux. Prudente, sur ses gardes, elle ne souhaite pas brûler les étapes. Elle a encore en mémoire la proposition avortée de « chroniqueuse » sur BFM TV qui lui valut tant de noms d’oiseaux et de quolibets.

Racines positives pour les familles mono-parentales
Et que dire de cette propension à créer des associations. A côté d’« Eclosion démocratique », elle anime aussi « Racines positives » dont l’objectif est de venir en aide aux familles mono-parentales dont 85% est composée de femmes et d’enfants. La précarité et le provisoire, elle connaît ! Sa soif de savoir vient de là. Elle a compris combien une formation qualifiante était essentielle à la promotion individuelle. « Ce qui m’intéresse aujourd’hui, c’est la longue durée, le temps complet. Dans une voie que j’aurais choisie. ». Ses deux enfants seront, sans aucun doute, fière d’elle, après ces quelques mois d’agitation et d’incertitude. Derrière son sourire conquérant, naîtra forcément un destin exceptionnel. C’est tout le mal qu’on peut lui souhaiter.

(1) « La politique à la ville, inventions citoyennes à Louviers ». Hélène Hatzfeld. Presses universitaires de Rennes. 25 euros.
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