Elle écrit au Président de
la République le 15 octobre 2018 pour lui exprimer ses difficultés de vie.
C’est le moment qu’elle choisit pour dire son ras le bol ; d’une vie
difficile, âpre, une vie sans vrai avenir. Elle ne reçoit aucune réponse. Elle
avoue pourtant y avoir mis les formes et affirme notamment avoir respecté la
fonction d’un président qui devrait présider pour tous les Français. Pour elle,
pas de réponse égale incompréhension. Arrogance. Mépris.
Car c’est quoi cette
vie ? Une femme seule, au chômage, mère de deux enfants de 13 ans (la
fille) de 8 ans (le garçon) ex-aide soignante dans le secteur privé après avoir fréquenté le secteur public
à l’hôpital des Feugrais. Le tout forme une famille monoparentale. Ceux et
celles qui se reconnaissent dans la définition connaissent bien l’angoisse du
lendemain. Il y a, bien sûr, l’APL (90 euros (sur un loyer de 695 euros) il y a
aussi les pensions alimentaires que verse régulièrement un mari « absent » mais
pour des sommes forcément trop peu élevées. Où va-t-on avec 100 euros par
enfant et par mois ? Quand il faut se nourrir, s’habiller, se chauffer,
assumer la survie d’une famille, l’indemnité de chômage ne suffit plus dont le
montant si proche d’un SMIC complet net n’incite pas forcément à rechercher du
travail ! Qu’attend-on ? Ingrid Levavasseur le déclare tout
net : « Rien ou pas grand-chose. »
Je ne suis pas naïve mais ambitieuse
Alors à 32 ans, quand vous
êtes consciente du monde dans lequel vous vivez, que vous avez suffisamment de
qualités personnelles, une expérience (déjà) de la vie des autres et de
l’éducation des siens, vous êtes disponible pour autre chose : « Je ne
suis pas naïve mais ambitieuse. » Le ton, ferme, convaincant, laisse
deviner des ressources intimes qu’elle-même découvre au fur et à mesure des
aventures qui ne vont pas manquer de survenir.
Cette autre chose surgit le
17 novembre 2018. Souvenez-vous. C’était
le premier jour des rassemblements autour des ronds-points. Les
gilets jaunes s’emparaient de l’actualité. Des noms circulaient : Drouet,
Chalançon, Rodriguez…et Levavasseur. Une femme parmi tous ces hommes dont
certains affichaient sexisme, machisme, homophobie, antisémitisme. « j’en avais
entendu des vertes et des pas mures au péage d’Heudebouville. Je me sentais
extérieure à cette protestation violente sous toutes ses formes. » Débutait un
mouvement social de protestation qui n’en finit pas d’en finir. Chaque samedi
depuis cette date, ils se sont retrouvés, toujours prêts à clamer que « cela ne
peut plus durer. » Avec le temps tout s’en va, n’est-ce pas, et samedi
après samedi, commerces vandalisés après banques incendiées, la protestation
des gilets jaunes, longtemps majoritaire dans le pays, va s’étioler et laisser
la place aux black blocks et au Front national. Comme il n’y a pas de place
pour le vide politique, Marine Le Pen n’hésite d’ailleurs plus à lancer des
appels précis à ces femmes et ces hommes désemparés à la recherche d’une
dignité perdue. En quoi une Le Pen vulgaire serait-elle la solution aux problèmes
du temps ? La peur de l’étranger n’est rien d’autre qu’un petit commerce
prospère.
Le malaise était plus grand
Revenons à Ingrid. Elle
entend parler des regroupements régionaux. Elle se décide en consultant les
réseaux sociaux. Et aussi elle a en tête ces gilets jaunes que les gens
affichent sur leur tableau de bord comme un signe de défi et de ralliement. Le
17 novembre, elle ira donc à Heudebouville au péage autoroutier de l’autoroute
A13. « Le prix de l’essence était un
prétexte. Le malaise était plus grand, plus général. Il parcourait toute la
société »
Après ce premier samedi,
elle décide de revenir tous les jours, d’informer les usagers, d’agréger une
cause qui dépasse sa solitude et son quotidien. Au péage, on se parle, on
échange, on s’informe. Même si des grandes gueules sexistes osent crier en
plein jour leur haine des gouvernants et leur rancœur atrabilaire. Ingrid n’en
a cure. Elle sait que le moment est important, sent que « c’est maintenant ou
jamais. »
Il faudra la rencontre
improbable entre cette jeune femme, si rousse, au joli minois, au discours
construit et convaincant, avec un journaliste de l’émission C politique pour
qu’elle surgisse sur les écrans un dimanche soir de grande écoute, et montre un
visage de la révolte que les Français vont apprendre à connaître et à
reconnaître.
Sur les plateaux télé où
elle va dorénavant être invitée, Ingrid Levavasseur va s’accrocher avec
Emmanuelle Wargon, ministre d’Emmanuel Macron. Elle va proposer de monter une
liste au nom provocateur puisque RIC (référendum d’initiative citoyenne) veut
aussi dire « rassemblement d’initiative citoyenne » une liste qui va faire long
feu. Trop de contradictions internes, trop d’égos surdimensionnés, trop
d’hommes pressés. Si elle continue de manifester, sa présence est de moins en
moins souhaitée. Il faudra même le coup de main de quatre amis « gilets jaunes
» pour l’exfiltrer d’une manif parisienne où on l’insulte, on la menace dans la
veine des mails d’injures (« sale pute juive ! ») ou de promesses de coups
et de blessures. « J’ai pleuré pendant
plusieurs heures, je ne m’attendais pas à un tel déchainement, une telle
violence. Mes enfants avaient peur pour moi. »
Quant à l’épisode Di Maio
(venu en France soutenir Chalançon), elle en conserve un souvenir amusé et une
forme d’écœurement. « Je ne me reconnais
pas dans l’extrême droite. Mes valeurs sont à l’opposé de ce qu’elle propose. Je
suis profondément écologiste, attentive aux autres, j’aime prendre soin de ceux
et celles qui ont besoin d’aide, de soutien. » Aujourd’hui, Ingrid
Levavasseur pointe à Pôle emploi. Sans travail, elle parvient tout de même à
subsister grâce à une initiative qu’elle veut garder discrète en attendant d’en
dire plus publiquement. Il fera beau cet automne. C’est tout ce que je saurai.
Passe ton bac d’abord
Ambitieuse dites-vous ?
« Je n’ai pas pu devenir infirmière faute
d’avoir passé le baccalauréat. Je vais me remettre aux études. Passer mon bac
(littéraire) et puis, pourquoi pas, me lancer dans une voie que je sais
difficile mais qui ne me fait pas peur. Pourquoi pas une classe préparatoire à
l’entrée à l’école des Sciences politiques de Paris ? » Sa marque de
fabrique : aller plus loin, plus haut. Elle a côtoyé pendant des semaines
le bas et le haut, la base et le sommet. L’ambition politique s’est faite jour.
D’où la création d’une association à portée nationale : « Eclosion
démocratique », avec une adhésion gratuite sur Internet, l’élaboration d’un
site puis d’un logo. La phase actuelle est une phase de structuration. Finis
les projets sans lendemain. Les promesses abstraites. Finie aussi la
candidature aux Européennes, Lalanne démontrant combien il est vain de se
lancer dans le champ politique sans anticipation, sans préparation : « je vais voter aux Européennes mais les
deux listes gilets jaunes en lice me paraissent ridicules. »
La rencontre d’Ingrid avec
Etienne Chouard, un homme discuté, à l’origine d’un mouvement en faveur du RIC,
si décisif lors du référendum de 2005, l’autorise à élargir sa vision des problèmes
et de leurs solutions : « Notre
association va créer des commissions de citoyens. Douze thèmes essentiels
seront proposés. Je crois à la démocratie participative même si je sais qu’on
ne peut pas se passer des élus. A eux de décider en toute connaissance de
cause. »
Ce n’est pas donc pas par
hasard qu’Ingrid Levavasseur veut quitter la ville de Pont-de-l’Arche dans
l’Eure, où elle est domiciliée actuellement pour habiter à Louviers, ville centre
d’une agglomération en plein boum. Louviers, la ville de Pierre Mendès France,
du Comité d’action de Gauche. Cette ville où « l’autogestion » suscita une
adhésion militante exceptionnelle dans les années quatre-vingt dont l’histoire
nous a été racontée par Hélène Hatzfeld (1) et France Culture, en janvier
dernier.
Les municipales peut-être ?
Pas d’Européennes mais des
municipales peut-être ? Se présenter aux élections n’est pas difficile.
S’appuyer sur un programme d’actions, un projet politique, une équipe soudée est
autrement plus difficile. Il y faut de l’information (elle lit Le Monde tous les jours) une connaissance aiguisée
de l’histoire locale et nationale, et aussi une empathie citoyenne. Il reste
dix mois avant les municipales. Sera-ce suffisant pour qu’Ingrid Levavasseur
intègre une liste à Louviers ? Personne n’ignore ses contacts avec de
jeunes militants de gauche puisque c’est la famille où elle se sent le mieux.
Prudente, sur ses gardes, elle ne souhaite pas brûler les étapes. Elle a encore
en mémoire la proposition avortée de « chroniqueuse » sur BFM TV qui lui valut
tant de noms d’oiseaux et de quolibets.
Racines positives pour les familles mono-parentales
Et que dire de cette
propension à créer des associations. A côté d’« Eclosion démocratique », elle
anime aussi « Racines positives » dont l’objectif est de venir en aide aux
familles mono-parentales dont 85% est composée de femmes et d’enfants. La
précarité et le provisoire, elle connaît ! Sa soif de savoir vient de là.
Elle a compris combien une formation qualifiante était essentielle à la
promotion individuelle. « Ce qui m’intéresse
aujourd’hui, c’est la longue durée, le temps complet. Dans une voie que
j’aurais choisie. ». Ses deux enfants seront, sans aucun doute, fière
d’elle, après ces quelques mois d’agitation et d’incertitude. Derrière son
sourire conquérant, naîtra forcément un destin exceptionnel. C’est tout le mal qu’on
peut lui souhaiter.
(1) « La politique à la
ville, inventions citoyennes à Louviers ». Hélène Hatzfeld. Presses
universitaires de Rennes. 25 euros.
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