Pierre Joxe |
Voici le texte de Pierre Joxe paru ce jour sur le site d'information Mediapart :
« Bonne année ! Bonne nouvelle ! La gauche est bien vivante !
On pensait bien –
malgré les mots crispés d’un oracle nerveux au regard sombre –, on savait
bien que non, la gauche ne pouvait pas mourir.
Mais aujourd’hui on
le voit bien : elle est en pleine santé la gauche, jeune, claire et
tonique, affirmant sa volonté avec confiance et s’adressant – comme il
convient – à l’armature démocratique de la République, aux représentants
du peuple, ceux qui sont les seuls, tous ensemble, à pouvoir faire la Loi,
expression de la volonté générale : les parlementaires.
Je viens de lire sur
internet l’appel
adopté par le Mouvement des Jeunes Socialistes.
Jugez vous-mêmes.
Allez les lire !
Je les cite ici :
« Les Jeunes Socialistes déplorent le choix fait
par le gouvernement…
« Permettre la déchéance de nationalité de
binationaux, même lorsqu’ils sont nés en France, crée une inégalité de droit
entre les citoyens. Cette mesure place les Français binationaux sous un régime
juridique différent de celui de tous les autres Français. Elle fige une différence
symbolique et de droit entre les citoyens français.
« Cette mesure ouvre une brèche dans le droit du
sol, qui fait partie de notre identité républicaine et qui est attaqué depuis
des décennies par l’extrême droite.
« Cette mesure est surtout inefficace car elle n’a
aucun caractère dissuasif. En effet, comment imaginer que des fanatiques
puissent renoncer à commettre des actes sanglants par peur de perdre leur
nationalité française alors qu’ils sont prêts à mourir ?
« Si cette mesure est autant contestée et avait été
écartée par le gouvernement à la suite des attentats de janvier, c’est sans
doute parce qu’elle heurte nos valeurs de justice, notre conception de la République,
et que son inefficacité est certaine.
« Les Jeunes Socialistes espèrent que la sagesse
parlementaire permettra d’écarter cette mesure et de concentrer l’action de l’Etat
sur ce qui permet de lutter efficacement contre le terrorisme, et de préserver
notre modèle démocratique et républicain pour l’égalité de tous les citoyens. »
Ces Jeunes
Socialistes ont bien raison de se tourner vers le Parlement, car en France la
Loi ne découle pas d’un discours, même proféré à Versailles.
Et la
Constitution ne peut être modifiée que par un référendum ou par une majorité
dite « qualifiée » de 3/5 des parlementaires – et non par la bouche
cousue d’un Conseil des ministres surpris.
Ces jeunes
socialistes ont bien raison de défendre des valeurs.
Non, ils
ne « s’égarent » pas –
comme le leur reproche ingénument un Premier Ministre feignant d’ignorer que,
bien au contraire, c’est en oubliant leurs valeurs que de vieux socialistes « égarés » ont jadis déconsidéré
la gauche, détruit pour dix ans leur Parti et abattu la IVe République.
Non
seulement ces Jeunes Socialistes ne s’égarent pas, mais ils donnent le bon
exemple, un exemple saisissant. Dans un texte vibrant d’indignation contenue,
ils montrent qu’ils ont parfaitement assimilé les aspects juridiques les plus
ardus de ce dossier complexe.
Ils ont décrypté
les réserves polies et les hésitations précautionneuses des quatre-vingts
honorables membres de l’Assemblée générale du Conseil d’Etat évoquant la
violation de l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Ils ont
bien compris la portée de la jurisprudence ancienne et récente du Conseil
constitutionnel, non seulement sur l’état d’urgence, mais surtout sur la déchéance
de nationalité.
Ils ont
bien lu le stupéfiant exposé des motifs du projet (n° 3381) de réforme
constitutionnelle.
Comme ce
texte officiel semble être passé inaperçu, j’en cite cet extrait éclairant,
facilement consultable sur le site de l’Assemblée :
« ... pour des personnes nées françaises, les
lois républicaines n’ont jamais retenu la possibilité d’une déchéance de
nationalité... Il en a d’abord été ainsi de la Loi du 7 avril 1915
puis avec la Loi du 10 août 1927 ainsi qu’avec le Décret-loi du 12 novembre 1938...
Ainsi toutes les caractéristiques dégagées par le Conseil constitutionnel dans
sa jurisprudence sont réunies pour qu’il existe un principe fondamental reconnu
par les lois de la République relatif à l’absence de possibilité de déchéance
de nationalité pour une personne née française même si elle possède une autre
nationalité » (Ass. Nat. : projet n° 3381, exposé des motifs).
Oui, c’est
bien « notre conception de la République »,
invoquée à juste titre par les Jeunes Socialistes, qui est en cause. Et qu’un
socialiste adulte, encore jeune, mais déjà très mûr, puisse proférer qu’« une partie de la gauche s’égare au
nom de grandes valeurs », cela
rappelle de vieux et mauvais souvenirs.
Heureusement
peut-être, entre précipitation et velléités, la longue liste des « Projets
de réformes constitutionnelles » exhibés puis enterrés depuis bientôt
trois ans peut laisser penser que l’explosif effet d’annonce d’aujourd’hui va
disparaître dans l’effet de souffle qu’il a provoqué...
On ne le
regrettera pas.
On
regrettera peut-être davantage les réformes annoncées, rédigées et mises au
congélateur depuis trois ans, comme en particulier :
– Le projet de loi
constitutionnelle relatif à la démocratie sociale, n° 813 : oublié.
– Le projet de loi
constitutionnelle relatif à la composition du Conseil constitutionnel, n°
814 : oublié.
– Le projet de loi
constitutionnelle portant réforme du Conseil supérieur de la magistrature,
n° 815 : oublié.
– Le projet de loi
constitutionnelle relatif à la responsabilité juridictionnelle du Président de
la République et des membres du Gouvernement, n° 816 : oublié.
Tous ces
projets déposés en 2013, consultables sur le site internet de l’Assemblée,
confiés au rapport du président de la commission des lois, Jean-Jacques Urvoas,
et tombés rapidement dans l’oubli... parfois sans qu’un rapport soit rédigé !
Souhaitons
cette douce euthanasie au projet n° 3381 et félicitons les Jeunes Socialistes. Quand
on les lit, on n’a pas peur : la gauche est bien vivante.
*
On le
sait, qu’un ou plusieurs personnages politiques parvenus au pouvoir changent d’avis,
renient leurs promesses ou oublient tel ou tel engagement pris publiquement, ce
n’est pas un phénomène rare.
On l’a déjà
constaté en France sous la Ve République ; mais aussi sous la
IVe – qui en est morte ; sous la IIIe et
déjà sous la IIe République – celle de Badinguet ;
sans oublier notre Première République – celle de la Terreur.
Ce qui est
singulier dans les circonstances présentes, c’est le contraste entre certaines
déclarations passées – mais récentes – et les décisions qui les contredisent.
Ce
contraste éclate entre les propos tenus en 2010 contre les propositions de
Sarkozy pour l’extension de la déchéance de nationalité. On pouvait lire à l’époque
dans Le Figaro :
« “Est-ce que c’est conforme à notre histoire,
nos traditions, notre Constitution, quand on sait que depuis 1889, la
nationalité française s’exerce par la naissance et s’acquiert par mariage au
bout de quelques années après un contrôle? (...) Pourquoi remettrait-on en
cause ces principes essentiels ? (...) C’est finalement attentatoire à
ce qu’est finalement la tradition républicaine et en aucune façon protecteur
pour les citoyens”, a jugé le député de Corrèze. Interrogé sur les réserves
exprimées par Bernard Kouchner, Hervé Morin ou Fadela Amara sur le virage sécuritaire
du chef de l’Etat, François Hollande a répondu que ces ministres avaient “leurs
responsabilités entre leurs mains” » (Le Figaro du 31 août 2010).
Décalage
singulier aujourd’hui entre l’effet juridique espéré d’une décision controversée
et l’effet politique instantané : soudain, la gauche anesthésiée se réveille.
Tous mes vœux. »
Pierre
Joxe
Avocat au Barreau de
Paris
Membre honoraire du Parlement
Membre honoraire du Conseil constitutionnel
Premier président honoraire de la Cour des comptes
Membre honoraire du Parlement
Membre honoraire du Conseil constitutionnel
Premier président honoraire de la Cour des comptes
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