Pierre Joxe. |
Le site Mediapart a publié, hier, les principaux extraits de l’intervention
de Pierre Joxe, ancien ministre de François Mitterrand, ancien membre du
Conseil constitutionnel, devant les frondeurs du Parti socialiste réunis à
Marennes et consacrée au débat sur le droit du travail. Je suis heureux de rendre publique cette intervention édifiante et
argumentée.
« Édouard Martin [eurodéputé
PS lui aussi présent à la tribune] parlait ce matin de syndicalistes brésiliens
qui lui disent "tenez bon! l’Europe est notre modèle en matière de droit
social". C’est une leçon très importante. Le droit social est une invention
récente. Il n’existait pas au XIXe siècle. Il
est né au moment où le capitalisme a développé le salariat et a créé des
accidents du travail terribles. Les premières lois de droit social sont des
lois de sécurité physique.
Ce droit social est aujourd'hui présenté comme
ringard, ou pire, comme un danger. Aujourd’hui, avec les déclarations récentes
de Macron, vous êtes servis par les circonstances, on dirait que vous êtes
intervenus auprès de lui ! Et quarante-huit heures après, c’est Gattaz!
Le patron du Medef a dit que le code du travail fait 3 500 pages. Ce sont
des mensonges incroyables : la législation fiscale est infiniment plus
lourde et plus complexe, plus compliquée, plus changeante et plus illisible
encore que le code du travail. Sous la reliure rouge des éditions Dalloz, avec
le titre « Code du travail », est publié chaque année un gros livre
qui contient, outre le code du travail, toute une série de notes de
jurisprudences, de commentaires. Monsieur Gattaz n’a donc jamais ouvert le code
du travail !
Car si on ouvre un code du
travail, on découvre ce que je vous dis, ce que tous les syndicalistes savent,
ce que tous les conseillers de prud’hommes savent, ce que tous ceux qui
travaillent sérieusement le droit savent. Publier des mensonges aussi stupéfiants,
c’est un comportement éhonté de la part d’un responsable professionnel. Pire !
Il a dit : « Je suis heureux de
constater qu'un certain consensus est en train d'apparaître parmi les
responsables politiques ainsi que d'éminents juristes, de droite comme de
gauche, autour de cette nécessaire évolution de notre modèle social vers un modèle
économique et social adapté aux nouvelles contraintes du monde d'aujourd'hui. »
Quel « consensus historique »? Il est vrai que [Robert]
Badinter a publié récemment, hélas, un livre qui me stupéfie d’autant plus qu’il
n’a jamais été un spécialiste du droit du travail. « Consensus
historique » ? Ce n’est pas rien! Gattaz ajoute : « Le
gouvernement qui réglera ce problème entrera dans l’histoire. » Mais
quel problème? Le problème du droit du travail ? Mais le droit du travail,
le droit social en général, c’est une accumulation de conquêtes juridiques
lentes. La première loi fut la loi sur l’indemnisation des accidents du travail
de la fin du XIXe siècle. Ensuite, il y eut le
repos hebdomadaire, en 1906, l’année de la création du ministère du travail
sous le gouvernement Clemenceau, après la catastrophe de Fourmies où il y eut
des centaines de morts. On a sorti 1 000 cadavres, mais on ne saura jamais
combien il y a de morts, car beaucoup d’enfants travaillaient sans être déclarés.
Le droit du travail est né d’une série de secousses, politiques, sociales,
physiques, psychologiques, émotionnelles. 1 000 morts ! À gauche
comme à droite, les gens sont secoués ! Lisez les rapports, les
discussions à l’Assemblée nationale à l’époque. Et dans les jours suivants, on
découvre encore des vivants, on sort vingt-cinq mineurs : la direction de
la mine avait arrêté les recherches parce qu’elle voulait sauver les
installations au lieu de sauver les derniers survivants.
L’histoire du droit social est faite
d'une progression lente, et de reculs parfois, en France, en Angleterre, en
Allemagne. Cette longue histoire n’est pas regardée que par nous. Au Brésil,
ils connaissent cette histoire. Je vous ai apporté un petit livre, pas cher, la
leçon inaugurale du professeur Alain Supiot au Collège de France. Le professeur
Supiot écrit une phrase qui mérite d’être méditée : « L’état
social n’est pas un monument en péril (…) mais un projet d’avenir poursuivi
sous des formes différentes dans tous les grands pays émergents. »
Voilà la réalité du droit social ! (...) Monsieur Gattaz n’a pas l’air de
regarder ce qui se passe dans ces pays, ça ne l’intéresse absolument pas.
(…)
Le droit qui protège la vie des travailleurs, la santé des travailleurs, leurs
conditions de vie, leur rémunération, leurs conditions de travail : ce
droit se construit sous nos yeux. En France, on va le détruire sous nos yeux.
On
ne peut pas laisser des gens plaisanter avec ces choses-là. Dire comme le fait [Jean-Marie] Le Guen,
le docteur Le Guen, que « le code du travail est un puissant répulsif
à l’emploi » ! Répulsif, c’est un mot scientifique utilisé par
les médecins, ou par les vétérinaires d'ailleurs, pour signer une substance
qui, par son odeur, écarte les moustiques ou les mouches. Pour le docteur Le Guen,
qui tardivement se met enfin à la médecine, le code du travail est un répulsif à
l’emploi. Mais quand il était salarié de la Mnef, il n'était pas contre le code
du travail !
De cette histoire, nous sommes dépositaires. Nous, la
gauche française, tous ses mouvements qui s’entrelacent et parfois s’affrontent :
socialistes, communistes, syndicalistes. Nous sommes garants de cette histoire
qui est celle de l’humanité.
L’aspiration à la sécurité, le sentiment de
solidarité, l’impression de responsabilité, ce sont des sentiments humains, qui
se développent ou sont entravés par la vie sociale, l’économie, les guerres.
(…)
Ne croyez pas que la gauche peut mourir. Non. La gauche ne peut pas mourir. Car
les sentiments de solidarité, de compassion, de crainte sont humains et
transcendent les siècles.
En France, ce n’est pas la première fois que la
gauche traverse une phase de division, de dispersion. C’est ainsi depuis un siècle.
Depuis la première unification de 1905, minée dès le départ par la faiblesse et
la division du mouvement syndical avec la charte d’Amiens... depuis cette époque
lointaine et reculée, la gauche passe par des phases de division, d’affrontements,
de réconciliations. Le socialisme s’était unifié en 1905 avec la fusion de différents
courants : guesdistes, marxistes, blanquistes, proudhoniens, des
syndicats, etc. Jaurès avait réussi ce miracle, mis en cause par quatre événements
internationaux successifs, après son assassinat : la guerre de 14, la révolution
de 1917, la montée des fascismes, et la deuxième guerre mondiale.
Chaque
fois, l’organisation, l’action des forces de gauche, en France comme ailleurs,
a été perturbée par ces événements internationaux : division ou union
autour de la guerre de 14 ; division ou union face au problème du
communisme installé par les bolchéviques, avec la scission du parti socialiste
au congrès de Tours ; dispersion du Cartel des gauches après la victoire
en 1924, quand le parti radical, grand parti de gauche historique, lui même
divisé, commençait à se morceler – et cela ne s’est pas amélioré depuis ;
division et rassemblement avec la naissance et la mort du Front populaire ;
division pour le choix ou le refus du régime de Vichy, avec un grand nombre de
députés de gauche qui ont voté pour les pleins pouvoirs à Pétain, heureusement
que certains ont voté contre ; division ou réconciliation à la Libération
pour la mise en œuvre partielle ou totale, rapide ou prolongée, du programme du
Conseil national de la Résistance, avec tout ce qu’il contenait dans le domaine
du droit social ; division évidemment au moment des guerres coloniales et
ces crimes qui ont conduit les forces de gauche, la SFIO en particulier, à se
diviser, à se subdiviser ; illusion avec Mendès France que la gauche
allait se rassembler, réussite du génie tactique de Mitterrand qui parvient à
rassembler la gauche sur un programme…
Avec froideur, vu mon âge, mais sans
indifférence, vu mon passé, j’observe que la gauche n’a jamais joué son rôle
progressiste que dans l’unité. En France, c’est particulièrement difficile. Le
rassemblement, quand il s’est fait, s’est fait sur une base programmatique. Le
programme est toujours difficile à construire puis à mettre en œuvre. Le
rassemblement a toujours été précédé, et accompagné, par des scissions, des
fusions, des novations – des clubs, des structures locales. Le
rassemblement a toujours été facilité par l’existence de leaders plus ou moins
doués. Le rassemblement, cet accord programmatique, a toujours été long à
venir, difficile à appliquer, et finalement compliqué.
(…)
Mais en tout état
de cause, ceux qui entreront dans l’histoire ne sont pas ceux qui tenteront de
remettre en cause durablement, dans un pays comme la France, les acquis qui
appartiennent à notre histoire. Ceux qui entreront dans l’histoire seront ceux
qui feront franchir de nouvelles étapes, soit dans leur pays, soit dans d’autres.
Il faudrait le rappeler à Monsieur Gattaz : il y a plusieurs façons d’entrer
dans l’histoire. On peut entrer dans l’histoire comme Mitterrand qui a commencé
à Vichy, est entré dans la Résistance – c’est nettement mieux – a
traversé la Quatrième République – ce n'était pas très long –,
a vécu vingt ans dans l’opposition sous la Cinquième République, et a réussi à
rassembler la gauche sur la base d'un programme commun, et à faire ce qu’on
fait. Cela vaut mieux que d’entrer dans l’histoire comme ceux qui commencèrent
par la SFIO, avant la guerre de 14, naviguèrent ensuite dans le Cartel des
gauches, sabotèrent le Front populaire, et finirent à Vichy, on sait comment...
Entrer dans l’histoire, ce n’est pas un but en soi, pas plus que devenir
milliardaire. Mais si l'on veut entrer dans l’histoire, mieux vaut choisir la
bonne porte. »
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