20 septembre 2010

« Ce cochon de Morin » d'après Guy de Maupassant

« Ça, mon ami, dis-je à Guy Auzoux, tu viens encore de prononcer ces quatre mots, “ ce cochon de Morin ”. Pourquoi, diable, n’ai-je jamais entendu parler de Morin sans qu’on le traitât de “ cochon ”? »

Guy Auzoux, conseiller régional sortant, me regarda avec des yeux de chat-huant. « Comment, tu ne sais pas l’histoire de Morin et tu es de Pont-Audemer ? »
J’avouais que je ne connaissais pas l’histoire de Morin. Alors Auzoux se frotta les mains et commença son récit…

- « Tu as connu Morin, n’est-ce pas, et tu te rappelles son grand magasin de mercerie de la rue de la République ?

- Oui, parfaitement.

- Eh bien, sache qu’en 2006, las de vendre du ruban à faire des légions d’honneur et des boutons de culotte en corne, il décida de monter à Paris. Mais auparavant, et pour leur dire adieu, il réunit ses amis, un jour de marché à Épaignes, à l’auberge du Beau Carré. Plus jeune, déjà, il avait été tenté par le démon de la politique. Il s’était mis à fréquenter assidûment les réunions publiques. Dans les comices agricoles, il avait eu l’occasion d’observer à l’œuvre le représentant que la vieille aristocratie rurale s’était donnée. Et pas n’importe lequel : un prince, issu de l’illustre famille Poniatowski, parente d’un roi de Pologne, et qui comptait dans ses ancêtres nombre de maréchaux d’Empire, de ministres et de diplomates. Lui, le petit bourgeois, mesurait alors en l’écoutant la distance qui le séparait de sa condition de roturier. À force de ronds de jambe, de coups d’épaules pour se propulser au premier rang de l’assistance et se pousser du col, il parvint toutefois à se faire remarquer de l’élu de la nation qui finit par le prendre en sympathie. C’est ainsi qu’il put, grâce à cet appui opportun, faire ses premières armes en politique et conquérir sans coup férir la mairie d’Épaignes, modeste bourg des tréfonds de l’Eure. En normand avisé qu’il est, il avait très tôt compris que pour réussir dans la carrière, rien ne vaut mieux que de défendre les idées partagées par tous. Il admirait alors secrètement un certain François Bayrou dont il lui semblait que le destin national auquel aspirait ce béarnais pourrait un jour l’aider à sortir de sa modeste condition d’élu local. Car il ne manquait pas d’ambition. Cependant, pour exister, il lui fallait aussi se faire remarquer. Longtemps, il chercha dans sa tête l’idée qui lui permettrait de se distinguer, et de briller. Une idée lumineuse qui lui vaudrait les honneurs de la presse et l’empressement des journalistes autour de sa personne. Le jour même où il la trouva, sa décision fut prise.

- « Mais », demandais-je à Auzoux, « quelle était donc cette fameuse idée ? »

- Il en réserva la primeur à ses amis, qu’il réunit disais-je, pour déjeuner à l’auberge du Beau Carré. C’était en novembre, le 26 novembre 2006 exactement. Entre la poire et le fromage, alors que les visages commençaient à s’empourprer et les yeux à briller, Morin se leva, et, comme on le fait d’ordinaire avec la clochette à la messe, fit tinter son verre en le frappant de son couteau pour obtenir le silence. L’instant d’après, il leur annonçait sans précautions oratoires qu’il allait réunifier la Normandie. Et pour donner à sa déclaration tout le lustre qu’elle méritait, il les invita à se lever et à en prendre avec lui l’engagement. Le serment d’Épaignes était sur les fonts baptismaux et la date en resterait gravée à jamais dans l’histoire de la Normandie, à l’égal de celle du traité de Saint-Clair-sur-Epte. S’ensuivit le bruit des verres s’entrechoquant que levèrent à l’unisson les conjurés afin de célébrer dignement l’évènement.

Auzoux repris alors sa respiration. J’en profitais.

- Et qui étaient ces conjurés ? Donne-moi au moins quelques noms !

- « Oh ! », me fit-il, « des députés, des sénateurs du cru sans grande importance, tous notables provinciaux blanchis sous le harnais, propriétaires, férus d’histoire locale, nostalgiques de la Normandie de leurs aïeux que l’idée audacieuse de Morin séduit d’emblée. Un seul d’entre eux paraissait différent, de par son âge et sa tenue quelque peu négligée. Singulièrement, au milieu de ces costumes cravates bien coupés, il portait une veste froissée, comme s’il avait dormi avec, et un pantalon de toile dépareillé. Il se disait alors centriste, ou bien peut-être même Radical de Gauche, ce qui ne manqua pas au début d’éveiller les soupçons des autres convives, presque tous anciens Républicains indépendants bon teint. Il dut sans doute pour cela leur donner quelques gages de son allégeance à la cause. On s’aperçut très vite que l’homme, habile manœuvrier, était beaucoup moins radical qu’il ne s’affichait et encore moins à gauche qu’il n’y pouvait paraître au premier coup d’œil ».

- Ne me dis pas qu’il s’agissait de Martin ?

- Martin ! Si, bien sûr, c’était lui…, Martin, Franck Martin. Celui de Louviers. Certains, à son sujet, aimaient à répéter cette vieille plaisanterie en vogue sous la IIIème République à propos des Radicaux : qu’il était comme un radis, rose à l’extérieur et blanc à l’intérieur.

- Et que se passa t-il ensuite ?

- Ils jurèrent de se revoir bientôt et se séparèrent.

- Mais de Morin alors, qu’advint-il ? Qu’entreprit-il après qu’il fut arrivé dans la capitale ?

- Morin à Paris, on fut sans nouvelles de lui pendant quelque temps. Loin de la Normandie, loin du cœur, on eut assez vite le sentiment que la vie parisienne, ses plaisirs et ses nouvelles rencontres lui avaient quelque peu fait perdre de vue le fameux serment. La première fois qu’il se présenta dans un pince-fesses comme maire d’Épaignes, il eut l’impression qu’on le regardait avec…, dirons-nous, …une certaine curiosité. Bien évidemment, personne à Paris n’avait entendu parler d’Épaignes ; tous ignoraient où diable ça pouvait se nicher, et de surcroît, ils s’en moquaient bien. « Maire d’Épaignes, maire des Peignes…, des peignes quoi ? » se hasardèrent à lui demander les plus audacieux avec un sourire entendu. Il se lançait alors dans des explications qui rapidement lassaient ses auditeurs. Maire d’Épaignes, cela posait son homme dans l’arrondissement de Pont-Audemer, mais à Paris, il allait lui falloir rapidement trouver autre chose pour briller.

- Dis-moi, à cette époque, la campagne pour l’élection présidentielle de 2007 avait déjà commencé, n’est-ce pas ?

- Oui, et c’est ainsi qu’on ne tarda pas à apprendre que Morin participait activement à la campagne du Béarnais. Centriste droitier comme lui, il parvint avec application et méthode à se rendre indispensable et devint rapidement l’un de ses principaux lieutenants. Notre Morin, faut-il le préciser, se voyait déjà ministre. De quoi, il ne savait pas trop. Il hésitait encore sur le choix du portefeuille. Habitué à tenir les comptes de sa boutique, il se serait bien vu aux Finances, ou à la rigueur, et puisqu’il s’occupait aussi du jumelage, aux Affaires étrangères. Cependant, les semaines passaient et le Béarnais, ombrageux, ne décollait pas dans les sondages. Il avait beau se démener et se faire photographier dans sa ferme et sur ses terres conduisant son tracteur, rien n’y faisait. Et pendant ce temps là, son principal concurrent, Nicolas Sarkozy, labourait largement ses plates-bandes.

- Je m’en souviens parfaitement. Plus le Béarnais disait du mal de lui, et plus il perdait du terrain.

- Notre homme s’en inquiétait qui voyait de jour en jour s’assombrir son horizon. Comment, se demandait-il, sortir de cette impasse dans laquelle il s’était fourvoyé ?

- N’était-il pas déjà trop tard pour tourner casaque et laisser le Béarnais à ses chevaux ?

- Là, je dois t’avouer qu’il fit usage du don qu’il a de sentir d’où vient le vent avant que celui-ci ne commence à souffler. En quelques jours, avec l’aide de complices dont un certain Leroy, Morin créa un parti qui, comme une lessive, fut séance tenante baptisé du nom indémodable de « Nouveau Centre ». Sitôt fait, il déserta le camp du Béarnais et se rallia avec armes et bagages à Sarkozy, lequel n’attendait que cela pour achever son adversaire.

- Tout de même, Sarkozy, n’était-ce pas autre chose ? Il n’avait vraiment rien d’un centriste.

- Naïf que tu es ! En politique, la plupart du temps, la fin justifie les moyens. À Louviers, Martin n’a jamais dit autre chose pour justifier ses coups tordus. Et les hommes autant que les femmes ont la mémoire courte. Tout cela s’oublie rapidement.

- Tout de même, c’est une trahison !

- « Tu emploies les grands mots ! » s’exclama Auzoux. Puis il me glissa à l’oreille « Tu sais, un portefeuille de ministre de la Défense, cela vaut bien quelques petits sacrifices. On ne fait pas d’omelette sans casser d’œufs. De maire d’Épaignes à se retrouver ministre de la Défense, observe le chemin parcouru ! Désormais, quand il revient là-bas dans son fief, on vient le toucher comme s’il avait le pouvoir de guérir les écrouelles ou d’accomplir des miracles. Bon, en réalité, il ne dirige rien car c’est l’autre, à l’Élysée qui commande tout. Mais tout de même, il porte le titre. À Épaignes, c’est ce qui compte ».

- Mais ne crois-tu pas, même s’il présente bien, qu’on va finir par s’apercevoir un jour qu’il ne sert à rien ?

- Bien sûr, cela eut fini par se savoir, mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car depuis, le vent a de nouveau tourné. C’est pourquoi à présent, il prend ses distances avec le président de la République qu’il se permet de critiquer ouvertement. Tu verras, au prochain remaniement, il quittera le Gouvernement. Il a déjà compris qu’il allait devoir trouver un nouvel allié pour la suite. Il prend date. Il se vendra le moment venu au plus offrant ».

- « Ah, le cochon ! » m’exclamais-je.

- Auzoux me regarda alors droit dans les yeux et me fit part de son dépit : « Tu ne crois si bien dire. Moi, il m’a éjecté du conseil régional où je siégeais depuis six ans, au bénéfice d’un de ses nouveaux amis, en me refusant l’investiture de son Nouveau Centre aux dernières élections. Et pourtant, je n’avais pas été regardant pour donner à son ancien parti les moyens d’exister. Si tu vois ce que je veux dire. Tu comprends à présent pourquoi il est ainsi affublé de ce qualificatif ».

- Je comprends. Mais c’est pourtant lui qui t’a saigné.

- « Heureusement pour moi », ajouta-il, « j’ai pu me recaser au conseil général, en battant Martin aux dernières cantonales. Tu sais, cela n’a pas été trop difficile. Il n’avait rien fait pendant six ans, vivant sur la bête en se contentant d’encaisser les indemnités. Cela aussi commence à s’ébruiter ».

- C’en est vraiment un autre que celui-là ! Si tu savais…

- « Écoute ! », conclut Auzoux, « C’est à charge de revanche. Maintenant, je dois partir, mais la prochaine fois, ce sera toi qui me raconteras l’histoire de ce cochon de Martin. Tu m’as l’air d’en connaître long sur son compte ! »


Reynald Harlaut d’après Guy de Maupassant
Libre adaptation de la nouvelle « Ce cochon de Morin ».
Extraite des Contes et Nouvelles, Tome I.

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