Michel Doucet, à gauche sur la photo avec Laurent Fabius et Marc-Antoine Jamet à la fédération de l'Eure du PS (photo JCH)
Je publie l'hommage de Marc-Antoine Jamet, maire de Val-de-Reuil, à Michel Doucet :
« Michel Doucet s’en est allé. Il n’y a rien à dire. Rien à ajouter. Aucune vérité définitive qui viendrait atténuer, encore moins effacer, le chagrin que provoque son absence. Il était cartésien. Il était humaniste. Il était ironique également. Un hommage lui aurait fait lever les épaules. Il nous aurait demandé pour qui nous le prenions, pour qui nous nous prenions. Il n’était pas du genre à attendre les décorations ou les compliments.
Pourquoi d’ailleurs le féliciter, le remercier de ce qu’il faisait si naturellement ? Ses convictions étaient sa boussole et elles lui suffisaient. Du café du matin à la dernière conversation du soir, Michel Doucet faisait de la politique. Il en faisait spontanément comme Monsieur Jourdain faisait de la prose, mais, à la différence de celui-ci, assez peu bourgeois, assurément gentilhomme, il n’avait pas eu besoin d’un maître de philosophie pour le découvrir. C’était en lui. C’était un jeu, c’était une passion, c’était un don. Il croyait à la force des propositions, à l’utilité des débats, à la nécessité des programmes. Il suivait tout cela quotidiennement. Il s’en amusait. Il s‘en agaçait. Il ne s’en lassait jamais. Evoquer une réunion de section ne consistait pas pour lui à soupirer ou à gémir en espérant que les échanges seraient brefs, la conclusion rapide, les orateurs absents et l’heure de la séparation pas trop avancée dans la nuit. Non, c’était un plaisir, une opportunité, une chance. Distribuer des tracts sur le marché, ne se résumait par à la certitude de prendre la pluie, de rentrer transi, de perdre son temps. Allons donc ! C’était au contraire une excellente occasion de prendre l’air, de causer, de diffuser slogans et idées.
Depuis le club des jacobins, depuis la Convention des Institutions Républicaines, cette avant-garde éclairée sans laquelle il n’y aurait eu, pour Mitterrand, ni Epinay, ni 10 mai, mais dont, modestie oblige, il omettait de dire qu’il avait été un premier flambeau, il vivait au rythme des conseils nationaux, des congrès, de la rue de Solférino. Sitôt son journal paru, il le dévorait pour décrypter les positions de tel ou tel, saisir une tendance nouvelle, l’alchimie d’un courant. Honnêtement il s’en délectait. Le doigt levé à la hauteur de son visage pour mieux scander paroles ou jugements, la barbe digne d’un Hernu ou d’un Mexandeau, sa silhouette, entrant dans le « café des conspirateurs », place Thorel, était reconnaissable entre toutes. Son personnage n’incitait pas à la demi-mesure ou à la neutralité. Il affichait son originalité citoyenne, sa religion laïque jusque dans son vêtement. L’été, ses costumes blancs fleuraient bon l’internationalisme et ne se seraient pas embarrassés d’un détour par la Havane. Un nouveau né, un huron ou une bonne sœur, en trois secondes, aurait décelé en lui le progressiste, le partageux, le libre penseur, Militant exemplaire, la mine sombre, attristé par les errances de ses camarades, les défaites de ses héros, à la moindre bonne nouvelle, pour une partielle gagnée, un discours bien troussé, il s’enthousiasmait, comme aux premiers jours, des avancées de son parti. En Histoire du Socialisme, il en aurait remontré à Blum et à Jaurès. Il aimait la justice comme Hugo. Il était pour le progrès comme Mendès. Il n’était pas stéréotypé. Il n’était pas blasé. Il était franc et drôle.
Parce qu’il savait où il allait, il était, à Louviers et autour de Louviers, un repère pour ceux qui partageaient ses valeurs, mais qui n’avaient pas sa réflexion, son discernement, sa faculté d’analyse. D’une certaine façon, j’en étais et, sur ce chemin, j’avais infiniment plus besoin de lui qu’il n’avait besoin de moi. Ce n’était pas simplement une question d’age, d’expérience ou de tempérament. Il était ainsi viscéralement, profondément et sincèrement. C’était sa personnalité. Il avait pour comprendre le monde et ses événements une grille d’analyse et celle-ci s’appuyait sur une idéologie. Le mot même paraît aujourd’hui désuet et, pourtant, c’est grâce à lui qu’il pouvait penser l’avenir, la diversité, l’inattendu. Je ne dis pas que, de temps à autre, sa stupéfiante fidélité à se idéaux, la constance de sa démarche, son refus de s’écarter de tel ou tel dogme auquel il s’était donné quand il avait vingt ans, ne nous agaçaient pas un peu. Nous l’aurions souhaité plus manœuvrier, un peu moins entier. Nous ne le suivions pas toujours. Il y avait des passages qui nous paraissaient un peu moins obligés qu’il ne nous le disait. Dans les conseils fédéraux, au fil des campagnes électorales, son goût des figures imposées, discussion avec les partenaires, retour à la base, respect absolu des consignes du National, aussi absurdes qu’elles puissent nous paraître, heurtait notre envie de figures libres. Reconnaissons-le. Il avait parfois tort et souvent raison. Sans travailler les premières, la chute aux secondes est quasi assurée. Mais il y avait dans notre contestation une bonne part d’admiration. En Michel, il y avait du Romain. Il ne supportait pas le message triomphant qui passe. Il savait prendre de la hauteur et ne pas subir le poids des influences. Récemment encore, il avait rappelé, au sein du Conseil municipal, dont il s’honorait d’être membre, que régler les dépenses ordinaires d’un budget en faillite par une recette exceptionnelle relevait davantage du bonneteau que de la bonne gestion, que creuser la dette et les impôts revenaient à hypothéquer l’avenir sur le dos des enfants de ceux pour lesquels on prétendait faire des investissements. Face aux manœuvres, aux tentatives d’intimidation, il avait l’autorité morale et la connaissance réelle qui permettent de dire le vrai, le juste et le bon, d’oser remarquer que « le roi est nu » ou que la cause est mauvaise. Sur ce point, comme sur tant d’autres, il va nous manquer et ne sera pas remplacé. Il va falloir faire sans lui et ce sera très difficile. Sans doute, à défaut de nous reposer sur sa voix, ses calculs brillants, ses interventions pleines d’humour, pourrions nous, de nouveau, nous inspirer de la méthode Doucet, des clivages qu’elle impliquait, des positions de principes qu’elle supposait. Nous ne nous en trouverions pas plus mal.
Il agissait donc comme bon lui semblait. Ethymologiquement. Dans le sens, dans la direction que lui indiquaient l’intérêt général, le bien public qui était pour lui la figure moderne de la bonté. Les épandages clandestins de Véolia sur le territoire de la Case l’avaient mobilisé comme jadis la lutte contre torture en Algérie ou naguère la résistance au Front National. Voir réunie aujourd’hui aux côtés de sa famille et de ses proches, la cohorte de ceux qui ne l’aimaient pas et de ceux qu’il n’aimait pas, n’aurait pas été un grand scandale. Il en aurait souri, probablement plaisanté. Il en avait trop vu, trop subi aussi, y compris dans son propre camp, pour ne pas prendre avec détachement, avec distance, les revirements, les ralliements, les reniements y compris ceux, peu élégants, d’après la dernière heure. Pour acquérir cette sérénité, il avait, me semble-t-il, quelques atouts : une prodigieuse indifférence à l’argent, aux vaines gloires, un penchant pour la vertu et un dédain pour l’intrigue.
La mort est passée, injuste comme à l’habitude, inattendue, brutale, grossière. Plus injuste, peut-être, parce qu’elle a frappée, encore jeune, un homme qui avait travaillé toute sa vie, combattu toute sa vie, voulu changer les choses toute sa vie. Je voyais Michel s’organiser différemment, s’investir autrement, trouver un rythme, prendre son temps et ses marques pour ce que l’on appelle la retraite. Il l’avait amplement méritée, lui qui avait rassemblé quarante années durant, au rythme des trains et des banquets républicains, trois journées en une, jonglant d’une réunion à un meeting, entre la famille, la banque et le parti socialiste. Pour cet autre rythme, il s’était donné d’autres objectifs. L’art d’être grand-père voisinait avec le désir de reconquête politique pour la Gauche. Il s’était repris pour faire face à une solitude dont nous avions eu tant peur qu’elle le laisse désemparé, perdu, anéanti. Ce temps retrouvé lui était dû. On le lui a volé. La mort est passé, plus terrible qu’à l’ordinaire, pour deux enfants, auxquels je pense, dont il était le père aimant plus que fier de la voie autonome qu’il s’était tracé, deux enfants qui avaient déjà perdu leur mère, Jeanne, la femme de Michel, notre amie aussi.
J’ai dit qu’un hommage serait empesé, déplacé et je me rends compte que sur une existence dense et complexe, je n’ai dirigé que quelques coups de projecteurs subjectifs, peut-être biaisés par le fait que je ne l’ai connu, personnellement, qu’au cours de dix dernières années qui viennent de s’écouler. Je veux compléter ce témoignage qui est celui de l’amitié. Quand avec Catherine, ma femme, nous allions dîner chez Jeanne et Michel, au milieu des compas, des chats, des roses aux poings, des souvenirs de tauromachie, des photos de tout-petits et des fils à plomb, jamais nous n’évoquions, ou presque, les petits ennuis de la vie politique locale. Les Doucet ouvraient leur porte pour que leurs invités se sentent bien, passent un moment agréable, repartent revigorés ou rapprochés. Leur tolérance, leur complicité, leur patience, leur manière de s’aimer étaient un exemple. Leur maison était un havre chaleureux, paisible, bienveillant. Nous parlions donc école (Catherine me disait hier qu’elle ne pouvait jamais remplir un formulaire de la FCPE sans penser à eux), enfants, vacances. Au pire, nous nous racontions pour la centième fois, le sournois coup de pied que Jeanne avait donné à un rival de Michel un jour où, trop c’est trop, elle en avait eu plus que son lot d’avanies et des mesquineries. Mieux, à la différence de tant d’élus ou de dévorés par la vie politique, Michel, à un moment, se tournait vers mon épouse, nous laissait Jeanne et moi refaire mille fois Val-de-Reuil, dont il avait été un fondateur, et, alternant compliments « à la française », échos de la vie littéraire, bons mots et sujets sérieux, discutait avec elle, comme de vieux compagnons, de choses qui n’avaient rien à voir avec le microcosme eurois et les joutes locales.
Mon grand-père m’avait appris, lorsque ses propres enfants moururent, que, comme Achille fit pour Patrocle, on peut tenter d’oublier sa peine et s’efforcer de dire sa vérité, une vérité, sur celui qui a disparu le « tombeau » de ses impressions et de ses sentiments. C’est le geste que je voulais faire pour Michel Doucet. Je le lui devais. »
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