25 janvier 2009

Les embusqués de 14-18 n'étaient pas si nombreux qu'on le croit

Pour échapper à la mort et donc aux combats en première ligne, des Français en bonne santé, en âge de porter les armes, se sont dérobés. Ils ont, par piston, chance, argent, réussi à éviter les tranchées là où ont péri 1000 hommes par jour en moyenne durant la grande guerre. Cette histoire des embusqués, Charles Ridel, professeur agrégé d'histoire au lycée Senghor d'Evreux, est venue la narrer devant un auditoire nombreux, attentif, invité par la Société d'études diverses de Louviers et de sa région. Le fait que Bernard Bodinier et Claude Cornu soient tous deux des historiens de qualité a facilité la rencontre avec Charles Ridel, passionné par ses recherches et sa thèse de doctorat.
Evacuons les clichés. Les embusqués ne furent pas des centaines de milliers d'hommes. La rumeur, la délation, l'utilisation de ce thème par l'extrême droite (entre les deux guerres) ont laissé penser que trop de Français avaient échappé à leur devoir…Surtout quand la République affirmait que l'impôt du sang était versé par tous, à égalité. Des caricatures de l'époque désignaient l'embusqué sous les atours de grands bourgeois monoclés, magnifiquement apprêtés, ayant du succès auprès des femmes (ce qui était intolérable pour les poilus du front) couvert de fausses médailles et susceptibles grâce aux relations et aux moyens matériels de fuir la conscription.
Charles Ridel explique bien ce qu'est une conduite d'évitement ou un embusqué malgré lui. Il fallait évidemment des hommes, à l'arrière, pour assurer les besoins vitaux de l'armée en armes, en nourriture, en vêtements…l'économie de guerre ne fonctionnait pas avec les femmes seules. Il fallait des boulangers, des menuisiers, des ajusteurs, des ingénieurs, des camoufleurs…ils n'étaient pas des embusqués.
Pourtant, de 1915 à 1916, ce sujet préoccupa les gouvernements. Il ne fallait pas ruiner le moral des troupes quand les morts et les blessés n'étaient pas compensés par des avancées significatives sur le front donnant le sentiment d'une boucherie énorme et du peu de cas que faisaient les genéraux de la vie des soldats qui avaient conscience que la guerre serait longue : «Une polémique prit corps dans le pays et le gouvernement entreprit une chasse aux embusqués.»
Les résultats ne furent pas toujours à la hauteur des espoirs. Un chiffre fut avancé justifié par l'application de la loi Dalbiez : plus de 300 000 Français auraient pu, auraient dû être sous l'uniforme face à l'ennemi et ils n'y étaient pas. Pourquoi ? De tous temps, sous toutes les latitudes, quelles que soient les époques, les planqués et les embusqués existèrent. Relativement. Charles Ridel nous apprit avec un certain sourire que l'artilleur lourd était un embusqué pour l'artilleur des canons de 70 (plus proche du front) lui-même embusqué pour l'artilleur sur le front lui-même…tout est relatif.
En 1917, la polémique n'était pas éteinte même si elle avait moins de vigueur. Clémenceau, devenu président du Conseil, se fit un devoir de chasser l'embusqué pour ne pas déprimer le poilu. Et Charles Ridel de nous conter par le menu les techniques d'embusquage utilisées par ceux qui, après deux ou trois ans dans les zones de combat, jugeaient qu'ils avaient assez fait pour la patrie. Le cas de Fernand Léger, artiste peintre, est remarquable. Cet homme, brancardier courageux, a passé trois années à frôler la mort et la souffrance. Que de lettres, que d'actions pour aller dans la section camouflage qui comprenait 5000 artistes peintres comme lui. Mais Fernand Léger, provincial, n'avait pas le bon filon ni les bonnes relations. Toutes ses tentatives pour aller à l'arrière échouèrent. Ajoutons que son galeriste d'avant-guerre n'était autre que M. Kahnweiler, un Allemand de Paris, expulsé de France, et protecteur de Picasso, Van Dongen etc…
Le fait est que le thème des embusqués fut à l'origine de campagnes de diffamation menées par l'extrême droite contre Léon Blum ou Roger Salengro. Ce dernier, en 1936, victime de calomnies, se donna la mort alors que jamais il n'avait fauté ni manqué à son devoir. « Il fut même un prisonnier rebelle pas facile pour les Allemands. » précise Charles Ridel. Et nous n'étions alors qu'à trois années du début de la seconde guerre mondiale qui allait faire connaître à la France d'autres formes de délation et aussi, heureusement, de résistance.

Les auditeurs de la SED et les lecteurs de ce blog intéressés par l'histoire des embusqués peuvent acquérir le livre écrit par Charles Ridel. « Les Embusqués », préface de Stéphane Audoin-Rouzeau, éditions Armand Colin.

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